La légèreté de Twitter contre la lourdeur des contraintes
On évoque souvent avec raison la rigidité de l’OKAPI* ou ses impossibilités. Pour relever le défi de rédiger en collaboration sur Twitter un texte zébré oulipien, il s’agissait de respecter une alternance TRÈS stricte de C-V-C-V-C (consonne-voyelle-consonne-voyelle-consonne) à l’intérieur des mots, entre les mots et idéalement entre les phrases inscrites en continuité. L’invitation a été lancée le 29 avril 2012 Pourquoi pas un okapi? Pour y participer, il suffisait de se rendre sur Twitter à #tweetokapi
Pour constituer LUDOVIC, un bien long okapi oulipien, 19 twittérateurs volontaires ont reculé les limites du possible et ont produit, en moins d’une semaine, un total de 82 tweets dont certains contenaient plus d’une phrase. En décortiquant cet amalgame textuel, j’ai pu constater que 16 participants en ont envoyé moins de 10, que cinq d’entre eux ont limité leur participation à un seul tweet, et que trois twittérateurs en ont commis entre 10 et 20. À certains moments, plusieurs tweets consécutifs ont été envoyés par une même personne. On notera, à de rares endroits, entre les tweets, un assouplissement de la contrainte autorisant quelques frictions entre voyelles ou consonnes en raison de la participation des nombreux partenaires. Je remercie et félicite chaleureusement les twittérateurs qui m’ont si bien accompagnée dans ce projet et qui ont osé relever avec talent et générosité ce défi particulier : @ZeoZigzags @Strofka @charliebuz @cduret @Alcanter @fonsbandusiae @Aunryz @hmansier @nathcouz @drmj @georgesgermain @Écot_du_Silence @Alex_Acou @Forgasm @Forkast @CarineNaudin @machinaecrire @AndreRoux
Un tel jeu twittéraire peut rapidement devenir chronophage tant il peut être absorbant. Une demi-heure et même davantage pour n’écrire qu’un seul tweet… eh oui c’était chose possible. Comme l’a relevé @charliebuz « C’est vraiment une contrainte complexe, le temps d’écriture du tweet est multiplié par…20! » même si on peut s’y amuser beaucoup dès que l’on a un petit moment @cduret reconnaît : « J’y prends beaucoup de plaisir, tout en travaillant ! Cela me donne des idées d’activités avec mes élèves ». Le niveau de difficulté était tel qu‘il en a dissuadé plus d’un. Ainsi, il a contribué à attirer certains mordus de la langue mais en a éloigné d’autres qui ont préféré suivre ou encourager les participants. Qu’ils soient ici remerciés pour leur précieuse solidarité. Leur vigilance (au sens latin du terme) aura permis que soient signalées gentiment aux auteurs concernés (en mode semi-public ou privé) certaines frictions de voyelles ou de consonnes. Voilà pourquoi les avantages du réseau social m’apparaissent indéniables puisque ce genre de défi semble à peu près impossible à relever aussi agréablement tout seul. Afin d’être en mesure d’apprécier véritablement l’ampleur du défi, la force des images trouvées en dépit (ou en raison) de la contrainte oulipienne privilégiée, de même que la satisfaction du travail accompli, il faut vraiment avoir essayé d’y collaborer, ne fut-ce qu’une seule fois. Il s’agissait d’un jeu twittéraire peut-être, mais on constatera par le résultat que l’on est loin du n’importe quoi et que les participants qui ont pris part à ce jeu l’ont fait très sérieusement.
Enjeux collaboratifs et scripturaux
L’un des participants @Alex_Acou a mentionné ceci : «Je trouve l’activité assez euphorisante même si la technique prend un peu le pas sur la création… quoique…» En effet, ce « quoique » est porteur : Comment concilier un espace oulipien et une recherche minimale de sens? La question est demeurée constamment sous-jacente. Il aura fallu consentir à une recherche optimale de la cohérence en dépit des empêchements syntaxiques ou lexicaux. J’avoue m’être sentie déstabilisée quand plein de nouveaux personnages sont subitement apparus dans l’histoire. Quand le texte semble stagner ou aller dans toutes sortes de directions, il arrive que quelqu’un agisse et offre une avenue de résolution, ce qui fut le cas lorsque l’un des participants @georgesgermain a fait allusion au cinéma et à une école, ce qui a fait basculer le récit initial et entrouvert d’autres horizons possibles. Parfois, il suffit d’un seul énoncé pour relancer le tout et réorienter un récit dans une histoire en chaîne. Cependant, il faut consentir à renoncer, à quitter ses représentations mentales pour adhérer à celles des autres dans une bataille pour le sens, même si ça ne nous convient pas, apprendre à concéder pour que le texte fonctionne quand quelqu’un impose sa représentation et entraine tous les participants dans une nouvelle direction. La contrainte attise la créativité et je reconnais que la nécessité est souvent la mère de l’invention.
Écrire ensemble oui, mais à quel prix ? Il faut certes pouvoir mettre son ego de côté en consentant implicitement à fusionner ses tweets avec ceux des autres participants sans être identifié autrement que par les traces qui demeurent dans les TL individuelles. La publication en direct a eu de nets avantages lors de cette expérience puisque les gens ont beaucoup vérifié les tweets d’autrui de sorte que j’ai reçu beaucoup d’aide. Il n’était pas évident de détecter les frictions de consonnes ou de voyelles passant trop souvent inaperçues. Il y a eu également des rectifications spontanées d’écarts pour les frictions de voyelles et de consonnes moins apparentes entre les mots et entre les phrases qu’à l’intérieur des mots. L’un des participants @Aunryz nous a même offert un testeur d’okapi pour nous faciliter le repérage des erreurs inévitables. C’était tellement exigeant que @mapav8 y a même vu la démonstration de ce que pourrait être le français sans graphèmes muets, ni doubles consonnes, ni voyelles amalgamées, ni homophones.
J’ai été éblouie par la créativité déployée par les participants. Puisque plein de mots ne pouvaient être utilisés en raison de la contrainte d’alternance binaire, il devenait extrêmement difficile de dire ce que l’on voulait dire. Cela nous aura permis non seulement de lire pour accéder à une histoire, mais aussi pour se réjouir du respect de la contrainte si belle et apprécier les trouvailles des autres collaborateurs en vivant des moments d’euphorie puisque l’on repousse l’art de dire dans un tel resserrement de l’axe de lecture-écriture.
Stratégies porteuses et amusements périphériques
Certes les mots stimulent et génèrent des idées puisqu’il faut trouver autre chose à dire quand il est impossible de dire ce que l’on souhaite. Mais, comment écrire en maintenant l’alternance voyelle-consonne? Voici quelques-unes des stratégies utilisées pour trouver des mots respectant cette contrainte oulipienne :
- Mobiliser son attention pour regarder les mots autrement
- Prêter une attention toute neuve aux mots entendus ou lus
- Inverser ou déplacer les mots dans un énoncé (ex. Une balade ranimera le désir eT Ravira la dame = Une balade ravivera le désir et animera la dame.)
- Supprimer un ou plusieurs mots qui ne fonctionnent pas dans un énoncé et conserver le reste
- Puiser dans des banques de mots en ligne commençant par une consonne ou voyelle et détecter ceux qui véhiculent cette alternance
- Consulter en ligne les banques d’adjectifs et d’adverbes pour en trouver qui respectent le jeu d’alternance
- Feuilleter intentionnellement toutes sortes d’écrits (ex. dictionnaire, romans, brochures, atlas)
- Survoler des sites Web, le fil Twitter, les journaux en ligne
- Miser sur la proximité sémantique des mots quand l’alternance est recherchée (ex. cinéma mais non théâtre)
- Se constituer une banque personnelle alphabétique de mots et puiser dedans
- Réutiliser les mots des autres participants dans de nouvelles phrases
- Substituer un mot par un autre (ex. Caroline pour remplacer Aline puisqu’il fallait un prénom commençant par une consonne et finissant par une voyelle).
- Privilégier le recours à certains temps de verbes (ex. oN Va déménager = on a déjà déménagé)
- Éviter systématiquement certains pronoms (ex. ils, elle, nous, vous) pour n’en retenir que certains qui conviennent (ex. on, il, je, tu)
- Apprendre à se passer de mots fréquents (ex. ou, qui, que)
- Substituer un mot à un autre pour respecter le jeu d’alternance
- Entrouvrir et coloniser des champs sémantiques (ex. noms de lieux, de personnes, d’automobiles, de mets, œuvres musicales ou artistiques)
- Modifier des énoncés existants prélevés ça et là
- S’inspirer de textes connus (ex. l’intégration par @Alex_Acou de la fable de la cigale –-sans la fourmi– revisitée sous forme d’ode)
- Prononcer à haute voix : consonne-voyelle-consonne-voyelle… en suivant des yeux les mots retenus pour vérifier au fur et à mesure s’ils conviennent
- Utiliser un détecteur d’erreurs (comme celui proposé par @Aunryz)
À plusieurs reprises, j’ai constaté que la nécessité de reformuler en raison d’une friction non décelée entre deux consonnes ou voyelles et la volonté de rattraper une erreur était présente chez tous les participants. Elles étaient tellement difficiles de les détecter que @mapav8 a émis cette hypothèse fantaisiste : « Je suis sûre que les lettres muettes et les doubles consonnes se vengent ». Afin de faciliter le travail des collaborateurs, j’ai songé de nouveau à introduire (comme je l’avais fait précédemment dans Évasion) des intertitres respectant la consigne pour fragmenter le récit collectif en cours et en accroître la lisibilité.
L’aisance s’acquiert malgré tout
Même lorsqu’un défi textuel apparaît à prime abord insurmontable, j’ai pu vérifier personnellement que l‘aisance s’acquiert rapidement et constater que la rédaction de la conclusion s’est faite beaucoup plus rapidement que les premières lignes d’envoi. J’ai éprouvé un réel plaisir à constater que je parvenais vers la fin de l’expérimentation à passer facilement des idées alors qu’au début du texte, c’était inimaginable. Il y aurait donc eu une progression possible au niveau du sens en plus du travail esthétique? Je ne l’aurais jamais soupçonné sans l’avoir essayé et fait grâce à l’apport de la communauté Twitterienne, car c’était infaisable autrement. Pourrait-on croire que l’on peut s’habituer à écrire avec des contraintes aussi difficiles et, qu’à un moment donné, cela devient presque fluide? Cela m’avait pris presque deux heures pour écrire à peu près trois lignes au début du projet et j’ai pu en rédiger plusieurs d’affilée en même pas trente minutes. Oui, l’aisance s’acquiert rapidement : je suis en mesure d’en témoigner car je n’imaginais même pas qu’il était possible d’écrire avec une aisance relative dans un texte aussi contraint.
La barre était haute, mais les participants motivés. J’essaie toujours au préalable d’écrire un peu avant de démarrer un projet. Cela me permet de vérifier si la contrainte peut fonctionner et si elle est porteuse. Je ne le sais jamais auparavant. Puis, je fais confiance aux personnes qui me suivent et m’accompagnent (même si je ne les connais pas) et qui souhaitent essayer de relever ce défi avec moi. Je recule mes limites et j’adore ça. J’espère qu’il en va de même pour les autres participants. Je rappelle que je ne suis pas une éditrice. En effet, j’ai respecté la plupart du temps la ponctuation proposée et altéré minimalement l’ensemble des tweets colligés. Je sais que l’harmonisation des temps de verbes n’est pas impeccable, mais peu m’importe en définitive. Il ne s’agit pas d’un texte fini mais du fruit d’un magnifique collage de participations individuelles, facultatives et généreuses.
Des idées aux mots, aux mots en idées !
C’est sérieux ce genre de choses. On peut révolutionner l’écriture avec ça. On joue véritablement avec les mots, avec la langue. On se demande continuellement : Comment le dire? Ce n’est jamais évident. Les mots-pivots nous propulsent et le rapport est souvent inversé. Il ne s’agit plus de mettre uniquement des idées en mots, mais de mettre des mots en idées. Heureux chiasme porteur de pratiques nouvelles. Des images surgissent durant la recherche d’une cohérence minimale. Les registres onirique et réaliste sont souvent entremêlés, puissante métaphore des désordres actuels à tous les plans. À mon avis, l’écriture collaborative doit générer un plaisir intrinsèque en comportant comme tout jeu véritable sa propre récompense. Apparemment, les sites sociaux ont tendance à décloisonner l’espace relationnel de l’individu et j’ai pu le ressentir fortement. Alors que je pensais qu’il était à peu près impossible d’écrire ainsi, voilà qu’en mettant en commun nos ressources et en s’entraidant, on a réussi à cocréer le plus long okapi au monde (du moins je le crois après avoir beaucoup cherché). C’est ce processus heuristique qui m’apparaît essentiel à l’heure du Web 2.0, puisque TOUT est encore possible.
* Voir à la page 16.
N.B. Comment garder des traces? J’ai déjà fait confiance à cette plateforme de microblogage fabuleuse qu’est Twitter rendant possibles des connexions entre individus éloignés les uns des autres et leur permettant de participer à un projet d’écriture commun sans avoir besoin de se connaître. Maintenant, je sais que Twitter ne sert qu’à colliger les tweets des participants, pas à les immortaliser. Les regroupements sous les #mots-clics sont d’une impermanence manifeste : à peine survivent-ils quelques jours lorsqu’un projet est terminé. D’où sa complémentarité indispensable avec un blogue si l’on souhaite pouvoir y recourir par la suite. Je n’ai pas encore utilisé Storify qui remet les tweets à l’endroit et autorise une consultation plus facile puisque les interruptions peuvent être alors supprimées. Je reconnais toutefois que la publication en direct a ses charmes même si la date de mise en ligne demeure inexacte étant donné qu’elle se fait graduellement.
Bravo.
Excellent texte, Aurise. Bravo, oui.
Vivre une seconde fois cette belle aventure, s’apercevoir que d’autres sont passés par les mêmes affres, ont essuyé les mêmes grains, c’est un plaisir dont je te remercie, Aurise.
Magnifique, beau résumé de la gageure que supposait ton (votre) défi.
Je te « dois » une contribution libre par ailleurs, je m’y attellerai, promis. J’ignore quand, mais dès que …
Cdlmt,
@Ecot_du_Silence
Vous reculez vos limites et nous adorons ça ! Merci.