Entre l’Alpha et l’Omega, un bel espace de jeu !
Grâce à Strofka Méop, j’ai passé l’été 2012 à jouer intensément avec les mots tout en apprenant à me passer systématiquement des O et de quelques autres voyelles. En effet, il s’agit de la constante observée dans les divers lipogrammes qu’il propose ces temps-ci sur Facebook de manière innovatrice en recourant aux possibilités du Web 2.0 axé sur l’interactivité. Lorsque l’on tient compte de la fréquence des lettres dans la langue française, on constate aisément que toutes les voyelles occupent les premières positions (ex. le 0 est en 10e place). Voilà pourquoi les projets lipogrammatiques et vocaliques proposés par @Strofka représentent des défis formels aussi exigeants. Cependant, si l’écriture apparaît contrainte, la lecture l’est tout autant puisqu’elle agit nécessairement comme tremplin à l’égard de l’écriture des fragments subséquents.
Des 3WS * à Lipkae, Lipolys, Lipoyes et Lipkao
Ainsi donc, j’ai été invitée, il y a quelques semaines, à explorer avec d’autres personnes de nouvelles formes d’écriture collaborative, à l’intérieur de ces groupes que Strofka Méop a lui-même créés sur FB. Je me souviendrai longtemps de mon premier « commentaire » qui n’était aucunement pertinent puisque je n’avais pas encore compris qu’il avait détourné cet espace facebouquien. réservé habituellement à des commentaires réactifs. à des fins de cocréation scripturale et cela à partir de divers déclencheurs, un détournement que je trouve infiniment percutant. Au début du mois de juillet 2012, il n’y avait que deux propositions dans Lipkae, le premier de ces groupes, esquissées à partir de deux oeuvres picturales Le Baiser de Klimt et Les Amants de Magritte Depuis, la démesure s’est installée et il a créé trois nouveaux groupes dans lesquels il a mis en ligne des centaines de déclencheurs imagés, tout en invitant les collaborateurs désireux de s’impliquer davantage à en faire autant.
Quels sont donc ces collectifs d’écriture lipogrammatique qui s’inspirent de déclencheurs visuels (œuvres d’art, photographies, clips vidéo) ou textuels (poèmes isocèles, « ready-made » ou phrases inductrices) ? Il s’agit actuellement d’un quatuor autorisant diverses haltes à fréquenter à sa guise, à savoir :
Lipkae : trivocalisme en A-E-I (donc sans O-U) (ex. Stalactites échevelés de l’hiver installé./Dans le lit des livres, se perdre sans arrêt dans des vies parallèles imaginées./Les ciels recèlent des images remplies de frénésie./Affirmer sa dissidence en affichant sa résistance à l’égard des intempéries de l’existence.)
Lipolys : trivocalisme en A-E-U (donc sans O-I) (ex. Brefs enchantements des eaux stagnantes dans le flux du temps./Traces de passé, avant les ratés d’un futur en marche./Dans ce champ déserté, les fleurs s’amusent entre elles/ Enflammer l’amertume, déserter le superflu./ Embûches et blessures, certes l’heure est grave.)
Lipoyes : bivocalisme en A-E (donc sans O-U-I) (ex. Penser à ce cacher dans l’espace béant./Ne pas désespérer et chercher davantage./Tester sa dépendance à ce réel tenace./D’amples ténèbres se déversent et les gens se révèlent./S’engager dans l’écart, se passer des regards.)*
Lipkao : trivocalisme en E-I-U (donc sans O-A) (ex. Sur le seuil interdit, hésiter et s’enfuir./Zeus très épris et réfugié en cygne près de Némésis./Subvertir le verbe, épuiser le lexique, s’éclipser derrière les embûches du sens./Le printemps reprend vie en ces lieux de sécheresse./Encerclement régulé et déréglé en même temps.)
Puisqu’il s’agit de groupes ouverts, chacun peut, en activant les liens ci-dessus, accéder sur FB aux collaborations inscrites, mais sans cependant pouvoir y participer. En effet, pour s’impliquer activement, il est indispensable d’avoir été invité au préalable à faire partie de ces groupes.
Et ce lipodrome ?
Ces quatre groupes sont présentement regroupés sous le sigle rassembleur de Lipodrom nommé ainsi en raison d’un jeu de mots paronymique. C’est ainsi que le vaste lipodrome créé par Strofka consiste en un circuit scriptural articulé autour de contraintes lipogrammatiques. J’y vois un paronyme d’hippodrome autorisant uniquement des courses hippiques ou équestres. Dans ce lipodrome textuel porteur, on trouve essentiellement divers lipogrammes collaboratifs, à savoir Lipkae, Lipolys, Lipoyes et Lipkao dont les noms pourraient presque s’apparenter à des noms de chevaux. Il est même possible d’induire des gradins virtuels, car des spectateurs-supporteurs lisent effectivement les textes sous contraintes produits sous leurs yeux. Dans ce lipodrome singulier, il n’y a pas de vraiment de course entre les participants qui évoluent dans des espaces-temps parallèles (très souvent en différé ou de manière asynchrone), mais qui parviennent occasionnellement à se rencontrer virtuellement, ce qui suscite l’intense bonheur d’échanges simultanés. Il peut arriver également qu’un type de lipogramme puisse se révéler momentanément plus populaire. Personnellement, mon préféré demeure Lipoyes et je n’en reviens pas de constater à quel point la langue française est riche puisqu’il est possible de produire autant de sens et de beauté uniquement à partir des voyelles A et E. (Voir l’exemple ci-dessous.)*
Quelques constats en guise de bilan provisoire
Force est de reconnaître que ces projets s’inscrivent en continuité avec les explorations vécues au cours des mois précédents à l’intérieur des 3 Word Story (3WS), un fabuleux creuset d’expérimentations textuelles où des dizaines de contraintes ont été considérées et assumées de manière collaborative (Lire mon billet publié en juillet 2011 : Incursions littéraires facebouquiennes…en trois mots). La richesse des déclencheurs utilisés maintenant fait en sorte que les productions interactives en cours m’apparaissent nettement supérieures aux précédentes étant donné qu’elles s’inscrivent dorénavant hors du cadre restrictif des trois mots précédemment exigés. Puisque ce n’est plus le « quoi » dire qui devient la préoccupation centrale, mais bien le « comment » le dire, l’écriture donne lieu à des recherches lexicales et syntaxiques beaucoup plus poussées.
Au cours des dernières semaines, si j’ai participé régulièrement et avec grand plaisir à ces expériences de nanolittérature en ligne, je l’ai fait le plus sérieusement possible. J’ai certes trouvé avantageux de pouvoir modifier ou de supprimer à l’occasion mes propres commentaires sur FB, car lorsque les contraintes linguistiques diffèrent, parfois la confusion s’installe et des erreurs surviennent. On peut facilement se croire dans Lipkae (avec des A-E-I) alors que l’on est dans Lipoyes (seulement des A-E). La plupart du temps, on le constate après coup, mais très souvent Strofka, le maître des lieux et de ces jeux, nous le signale délicatement et plutôt discrètement. Son niveau d’exigence est tel qu’il m’amène constamment à me dépasser et à reculer mes limites, ce que j’apprécie vivement. En plus de devoir occulter certaines voyelles, il y a parfois des contraintes additionnelles à considérer, par exemple rédiger en alexandrins. Étant donné qu’au Québec on avale fréquemment les finales de mots, et que pour compenser j’essayais d’articuler à outrance, j’ai dû revisiter à maintes occasions des formulations qui contenaient 13 pieds en France alors que je calculais qu’elles n’en comptaient que 12 pour moi sans doute en raison de l’incidence de la langue parlée localement sur la langue écrite. Je remercie Strofka pour sa vigilance à cet égard.
Il est arrivé également qu’une image traitée dans Lipkae (avec des A-E-I) puisse l’être simultanément dans Lipoyes (avec seulement des A-E) ou dans Lipolys (avec des A-E-U) et même dans Lipkao (avec uniquement des E-I-U). C’est plutôt mélangeant lorsque l’on participe souvent et que l’on croit avoir inscrit une contribution à un endroit précis alors qu’elle se trouve ailleurs. Des erreurs inévitablement surviennent. De plus, puisque le maître de ces espaces ludiques reprend, réutilise et greffe pertinemment certains énoncés en les insérant sous forme de citations avec les initiales de l’auteur concerné (ex. MLP dans mon cas), il arrive que l’on retrouve ses propres fragments ou écrits en exergue ou en incipit pour générer de nouveaux textes collaboratifs. En les rencontrant dédoublés à des endroits non prévus initialement, un effet de surprise se produit et des entrelacs se tissent entre les textes et les divers projets.
Page Facebook et PDF
Étant donné que certains collaborateurs ont désactivé au cours de l’été leurs comptes Facebook, leurs contributions ont été instantanément drainées et effacées, autant en ce qui a trait aux déclencheurs visuels insérés qu’en ce qui concerne les commentaires y étant rattachés. Cela a accru la nécessité de conserver ce genre de données extrêmement volatiles en raison de ces pratiques faisant appel à des immatériaux. J’ai d’ailleurs appris récemment qu’il est possible de transformer en PDF les pages FB dans leur intégralité à condition toutefois d’ouvrir manuellement au préalable tous les commentaires recensés sous chaque proposition et en choisissant ensuite d’imprimer ( eh oui) en format PDF l’enregistrement des données. De cette façon, les traces sont conservées, autant les images que les textes en plus des noms des contributeurs et les dates de collaboration. Étant donné le grand nombre de propositions en mesure d’être traitées, j’ai constaté que leur ordre se modifie selon les sélections les plus récentes opérées par les participants. La séquence se déplace ainsi constamment et l’emplacement des propositions diffère conséquemment d’une fois à l’autre. Ainsi, certaines propositions, un temps délaissées, refont inopinément surface lorsqu’elles sont considérées de nouveau et qu’elles inspirent un joueur. Vous pourrez voir ci-dessous où en sont les collaborations actuelles pour chacun des quatre groupes, cette fois mémorisées en format PDF, mais qui ont encore évolué depuis ces prélèvements en date du 13 septembre dernier.
Retombées immédiates et envisageables
En plus d’avoir développé une plus grande aisance scripturale au cours des derniers mois, j’ai obtenu de nombreux bénéfices collatéraux : intensité du plaisir cognitif, abolition de la durée, nombreux moments d’euphorie, jouissance esthétique, intensification de la connivence, accroissement de ma sensibilité poétique, fluidité acquise envers le respect des contraintes, valorisation de mes trouvailles lexicales ou syntaxiques (ex. les aime ou like), présence de commentaires adjacents encourageants, tout cela en plus de me faire des amis virtuels avec lesquels j’ai pu échanger fréquemment à propos d’écriture et de stratégies rédactionnelles en raison des conversations parallèles vécues dans l’espace de clavardage. (Je remercie particulièrement Annalisa Andreoli à cet égard).
Je reconnais que le plus important pour moi, en tant que didacticienne (car je ne suis ni poète, ni romancière), c’est d’avoir eu l’occasion, pendant la période estivale, de faire de la recherche et du développement en fonction de transpositions didactiques possibles éventuellement. En effet, les propositions de Strofka Méop m’apparaissent extrêmement porteuses et il me semble qu’en s’en inspirant davantage on pourrait donner aux jeunes le goût de développer une écriture littéraire en les incitant à jouer avec la langue tout en les mettant dans la nécessité de consulter les très nombreuses ressources disponibles en ligne, ces fameuses « béquilles textuelles » qualifiées ainsi par Strofka et qui feront l’objet d’un prochain billet.
Je crois qu’en explorant minutieusement des avenues scripturales nécessitant une centration sur la langue, il est possible de se sentir plus outillé pour articuler en didactique de l’écriture diverses pistes reposant sur la matérialité du langage dans la foulée des travaux accomplis au cours des dernières décennies par Claudette Oriol-Boyer, mais cette fois avec les outils du Web 2.0 nous invitant implicitement à resserrer l’axe de lecture-écriture lorsque l’on se situe dans une optique de cocréation. Cette démarche davantage poétique (et par moments descriptive) s’inscrit parfaitement à la suite des expériences twittéraires oulipiennes interactives menées dans le champ narratif avec quelques internautes au cours des derniers mois et qui ont été recensées dans la rubrique des Écrits collectifs de ce blogue. Ces écrits ont d’ailleurs donné lieu à des réflexions parallèles également partagées dans l’une des rubriques intitulée cette fois Réflexions et dérives. Je désire préciser que la plupart de ces écrits dérivent des expérimentations préalables ou parallèles vécues dans les 3 Word Story animées par Strofka. (Voir la rubrique Explorations et découvertes).
Je suis consciente du chemin parcouru depuis l’invitation de @Strofka à la première 3WS au cours de l’été 2011. Je ne le remercierai jamais assez pour son mentorat exceptionnel et pour ce souffle de liberté et d’innovation qu’il a consenti à partager. J’espérais (et j’espère toujours) avoir le bonheur de le recroiser en d’autres espaces scripturaux virtuels fascinants. Je dois reconnaître que l’aisance s’acquiert en raison d’un tâtonnement expérientiel incontournable et qu’il m’est beaucoup plus facile actuellement de respecter les contraintes exigées que lors de mes premiers essais. J’avoue qu’il m’est arrivé dernièrement d’écrire involontairement en Lipkae –sans O ni U- comme s’il s’agissait d’une langue étrangère en voie d’être maîtrisée et même de produire des alexandrins avec seulement des A-E sans en arracher autant qu’il y a plusieurs semaines.
Ces collaborations estivales se poursuivent actuellement et elles sont (croyez-moi) nettement addictives. Cette centration sur la forme suscitée par le respect de contraintes linguistiques déterminées procure indéniablement des bonheurs avérés, mobilise intensément l’esprit de l’amateur et sémantise le quotidien en plus de susciter des métaréflexions jouissives à propos du langage.
* EXEMPLE extrait de Lipoyes et créé en alternance avec Strofka Méop. Il s’agit d’un lipogramme trivocalique n’ayant pas de I, ni de O, ni de U et imaginé à partir d’une image à commenter :
« Échanges entre ces êtres excédés cherchant à se remettre des élancements de l’âme. Ces gens cherchent à s’entendre et à dépasser les éléments sans cesse répétés. Parler. Parler est le verbe. Le verbe est parlé. Parler sans cesse et se reprendre. Prendre le temps d’être, d’ensemencer le verbe. Se passer des phrases ternes et préférer les rebelles. Préparer ensemble des plans d’escapade. Réparer en secret des ferments d’escalade. Se partager les restes, en prenant le temps en esclavage. Parlementer sans verbe et parler là sans verve. Parler, parler, parler en essayant tellement de s’entendre. S’entendre, se regarder, échanger, partager tant de clés. En remettre, dégager la rareté, resté centré. Rester zen. S’embêter en mentant, attendre l’exemple décapant. En revanche, lancer la balle à l’avenant. Palabrer en Allemand et en Flamand en se lançant des pavés. Des pavés dans la mare de café. Le café des tarés en alternance. Le présent est dans le pré. Et le pré est l’enchantement extrême. Être près de l’enchantement est extrême. »(Strofka et MLP) |
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Un grand merci.
Gaffe à l’addiction quand même:
Strofka est un ensorceleur !