Contexte exploratoire
Avec le recul de quelques mois, je me rends compte à quel point cette coconstruction développementale d’ un twitteroman collectif était risquée. D’où m’était venue cette idée folle? L’OuLiPo célébrait en 2011 son demi-siècle d’existence et je tenais à le souligner Envie de revisiter l’OuLiPo?! Puisque le mois de la nanolittérature venait tout juste de se terminer, l’occasion était belle non seulement de conjuguer ces deux univers, mais encore d’y explorer des avenues encore peu fréquentées d’écriture collaborative. Évidemment, si le projet a pu s’actualiser au printemps 2011, c’est grâce à l’implication confiante de ma communauté twitterienne soucieuse d’innovation.
Pourquoi maintenant?
Étant donné que le thème du Congrès 2011 de l’AQPF portait sur l’énergie, j’y ai vu une possibilité de partager, en compagnie d’@AndreRoux, cette expérience de cocréation interactive ayant eu lieu du 6 mars au 16 avril 2011, et qui a donné Tourbillon (notre twitteroman sans E). C’est dans ce lieu bien nommé de la Cité de l’énergie (Shawinigan) que la présentation intitulée « Avec l’énergie de tous » a donc été offerte en ce 4 novembre 2011. Il nous a fallu trouver a posteriori des objectifs pour ce projet, car ils n’étaient aucunement prévus au départ. Nous en avons ainsi choisi trois :
- Expérimenter au plan de la création interactive et collaborative
- Innover dans le champ de la nanolittérature
- Anticiper des transpositions pédagogiques possibles
Tous les documents remis aux participants ce jour-là figurent, en plus du diaporama, sur la page Google ci-jointe. Nous souhaitons qu’ils puissent éventuellement vous être utiles.
Accès
Gestion de l’incertitude
En lançant ce projet, nous ignorions au départ combien de temps durerait l’expérience et même dans quelle mesure elle serait concluante. Combien y aurait-il de chapitres, quelle serait l’histoire, quels seraient les personnages, en quels lieux et à quelle époque se déroulerait la fiction? Ce qui m’intéressait davantage, c’était le recours à une contrainte oulipienne pour centrer l’attention des collaborateurs sur la langue comme matériau constitutif.
Georges Perec, lu avec admiration il y a bien longtemps, s’est imposé à mon esprit puisque son roman La Disparition fait partie des curiosités littéraires que j’ai rassemblées au fil des ans. Même si la lettre E est la plus fréquente du français (14,7%), il a réussi à créer un roman de 311 pages en quatre ans, sans y avoir recours (parution chez Denoël en 1969). J’y ai vu un beau défi à relever collectivement sur Twitter. Rapidement, un processus de cocréation heuristique s’est enclenché puisqu’il s’agissait d‘emblée de faire confiance à tout le monde sans savoir qui participerait ni à quelle fréquence, en ignorant également si l’entreprise serait prise au sérieux. J’avoue que le processus m’intéressait alors davantage que le produit encore indistinct qui a émergé peu à peu. Certes, j’ai voulu restreindre la participation en misant sur la difficulté de la contrainte, l’inscription dans la continuité, l’insertion des gazouillis au bon moment sur le fil, etc. Heureusement que la communauté twitterienne a fort bien participé. Non seulement elle a répondu positivement à l’invitation lancée, mais elle a soutenu manifestement ce projet. En plus d’avoir observé un net engagement individuel puisque 24 personnes d’ici et d’ailleurs se sont activement impliquées, j’ai constaté qu’il y a eu beaucoup d’observation participante ou cautionnante. Parfois, il faut consentir à vivre entre nous au préalable un processus d’investigation avant de songer à le transposer en classe. Voilà pourquoi les différentes étapes de production ayant émergé peuvent gagner à être mises en relief et partagées.
Les étapes du projet
On dit que la nécessité est la mère de l’invention et c’est dans cet esprit qu’une liste de « comment dois-je m’y prendre? » a surgi induisant un climat constant de résolution de problèmes au cours des six semaines de corédaction des six chapitres du twitteroman. Si j’analyse ce qui a été fait, des opérations se sont déroulées non seulement sur Twitter, mais également sur ce blogue et, parallèlement, au traitement de texte : une triade interdépendante et complémentaire. Le résultat fut la production d’un chapitre par semaine, car cette durée est apparue suffisante pour maintenir l’intérêt et permettre une publication continue du twitteroman. Voici chronologiquement les principales étapes de prise en compte de l’éphémère pour lui conférer une matérialité relative :
1- Annoncer le projet sur Twitter en incluant un mot-clic. (Invitation)
2 – Rédiger le premier gazouillis suivi du mot-clic et même plusieurs gazouillis de suite pour bien lancer le projet et pour tenir compte du 140 caractères (mot-clic inclus).
3- Ouvrir parallèlement un document Word pour y transposer régulièrement les traces intégrales des gazouillis et leur provenance (@pseudos) et le garder à jour. (Voir, à titre d’exemple, sur la page Google le cumul des gazouillis du chapitre 2)
4-Fusionner les gazouillis en omettant les noms de leurs auteurs et en les apposant les uns à la suite des autres dans un autre document Word devant être transposé en brouillon sur le blogue.(Voir cette étape dans le diaporama.)
5-Relancer de temps à autre le projet en réajustant le tir au besoin. Ne pas hésiter à participer souvent, principalement lorsque quelques heures se sont écoulées depuis la parution du dernier tweet.
6- Annoncer à quel moment le chapitre en cours se terminera, la fin du chapitre et l’interruption provisoire du roman.
7- Finaliser dans WordPress le texte collectif en ajustant la ponctuation, en insérant des paragraphes, en incluant les modifications demandées/obtenues auprès des collaborateurs concernés par l’entremise de messages directs sur Twitter.
8-Trouver et inclure des illustrations inspirantes à des endroits stratégiques.
9- Trouver et insérer les hyperliens souhaités (clips vidéos, informations crédibles) et vérifier leur fonctionnement en prévisualisation.
10- Mentionner à la fin de l’écrit collectif les @pseudos des divers collaborateurs.
11-Publier et annoncer sur Twitter la parution du texte collectif. En profiter pour remercier les divers collaborateurs en indiquant le lien vers le blogue.
12- Annoncer sur Twitter l’ouverture du chapitre suivant, le commencer (voir étape 2) ou s’assurer que quelqu’un d’autre le fasse au moment convenu.
13- Conclure le dernier chapitre au moment jugé opportun et offrir le roman ainsi obtenu en epub en vue d’une existence autonome hors du blogue.
Implications relatives à l’animation-production
Étant donné le lancement sans filet de ce projet à durée indéterminée sans résultats prévisibles et la surgescence d’un jeu d’émergences successives (hyperliens, longueur, thématique, intertitres et titre, échéancier hebdomadaire, du blogue au livrel), diverses découvertes sont survenues nécessitant la prise en note en continu des constats, des irritants et des bons coups. C’est ainsi que des réflexions parallèles entrelacées à l’expérimentation ont donné lieu à des billets additionnels. La publication en alternance de ces réflexions a soulevé la nécessité de faire ressortir des ancrages théoriques et d’esquisser des pistes didactiques. En témoignent les Quelques réflexions liminaires concernant le chapitre 1, les Quelques réflexions adjacentes concernant les chapitres 2 et 3, de même que les Réflexions subséquentes en guise de bilan publiées à la suite des chapitres 4-5 et 6 du twitteroman. On a donc pu observer :
- L’importance de la contrainte oulipienne pour soutenir la créativité
- Le resserrement de l’axe de lecture-écriture (intérêt de l’interactivité)
- L’irruption du texte courant dans le texte à visée littéraire
- Le traitement en hyperliens des référents culturels d’ici et d’ailleurs
- Le développement heuristique de la fiction interactive
- La présence de la lecture tabulaire et hypertextuelle
- La confrontation des représentations individuelles
- Les incidences pédagogiques de la non-linéarité et de la non concertation
- L’émergence de formes didactiques nouvelles
- La possibilité d’écrire/lire ensemble dans divers espaces-temps
Atteinte et dépassement des objectifs
Le projet a été accompli au-delà de mes attentes implicites. André Roux a monté le twitteroman Tourbillon en epub, ce qui donne un roman illustré de quelques dizaines de pages comprenant également des hyperliens, et qui peut désormais se prévaloir d’une existence autonome hors du blogue qui l’a vu naître. Rappelons qu’il y a eu, par la suite, d’autres projets collectifs d’inspiration oulipiennne (mais un peu plus modestes toutefois) et qui se sont échelonnés sur une semaine chacun : monovocalisme en E d’abord, puis en A-I-O-U et tautogrammes en duos (BD et TP). Peut-être y en aura-t-il d’autres, qui sait?
En ce qui a trait aux incidences à long terme, je rêve à des expérimentations diversifiées en milieu scolaire, que ce soit au secondaire ou au collégial, en raison des échanges amorcés lors de ce congrès annuel ou survenus depuis ce moment. Actuellement, la nanolittérature semble avoir le vent dans les voiles puisque le MELS (Ministère de l’Éducation du Québec) vient tout juste de subventionner une recherche-action impliquant @JYFrechette et @Annierikiki alias @AnnieSentiers. On peut donc s’attendre à ce que des pistes pédagogiques soient clairement identifiées et expérimentées afin de contribuer à baliser ces chemins de traverse d’une nouvelle forme d’écriture fragmentée mais pouvant, par moments, se réunifier.