Quelques réflexions adjacentes

Dans les deuxième et troisième chapitres du #romansansE publiés sur ce blogue, j’ai senti que s’installait progressivement un bel espace de plaisir et un peu moins  de labeur.  En effet, j’y capte davantage d’aisance et de prise de risque. Certains twittérateurs semblent être parvenus à s’amuser beaucoup, principalement ceux qui avaient déjà participé à l’écriture du premier chapitre et qui ont décidé de s’impliquer de nouveau. Fluidité accrue, perception tangible d’un bonheur d’écriture qui semble s’accroître au fil des lignes additionnées et  s’amplifier avec le constat de l’œuvre en train d’émerger. On sent tout le travail derrière un seul tweet et l’accès à des moments d’éternité quand l’illumination surgit. Le côté ludique prend le dessus, on sent moins l’effort requis par  les dépassements individuels, car il est indéniable que l’on doive écrire  autrement, explorer de nouvelles stratégies à découvrir progressivement.

Juste aller sur Twitter pour une autre raison qu’aller s’informer ou informer les autres, je trouve déjà que c’est  une expérience  en soi et que ça en vaut la peine. Il s’agit d’une autre façon de partager, cette fois non plus des informations, mais des pans de notre créativité. C’est rendu qu’au lever du jour, je me précipite pour accéder aux trouvailles de la nuit, puisque des européens  ont parfois laissé durant mes quelques heures d’absence quelques  gazouillis. Je   suis véritablement excitée le matin et durant la journée  par ces micro pauses dans le #romansansE, car elles me plongent instantanément dans une euphorie prévisible et  je souhaite ardemment que ce soit la même chose pour vous.

Conception du roman et  stratégies langagières

J’assiste à de fort beaux tiraillements dans l’évolution du récit. Il y  a des participants qui essaient de ramener l’action ou  de faire bouger les personnages. Elle n’est pas toujours évidente la continuité narrative. On peut décider de faire avancer l’action ou de l’immobiliser pour donner à voir. Parfois, il devient nécessaire de ramener le récit  pour éviter qu’il se dilue, de récupérer les digressions dans une optique de progression. Il n’est pas toujours facile de faire du pouce  sur ce qui vient d’être dit surtout  lorsque l’on sent le récit bifurquer ou nous échapper. Car n’importe qui peut mettre n’importe quoi, n’importe quand…mais pas n’importe où.

D’ailleurs, il devient évident que les digressions nombreuses dérangent les personnes préférant un récit bref ou linéaire allant droit au but. Des liens existent certainement avec les diverses  conceptions  du  roman qui se confrontent ici. Récit conventionnel ou non? Histoire linéaire et chronologique ou monologue intérieur multidirectionnel? Des actions, des descriptions ou des réflexions? Romans introspectifs, d’apprentissage, de science-fiction, d’aventure ou d’amour? Registre du fantastique, de l’ironie ou du suspense? En effet, le roman peut se décliner  à l’infini. Dans un roman collectif rédigé de manière asynchrone, on assiste inévitablement au collage des représentations et non seulement à celui du collage des énoncés. J’aime beaucoup l’analogie qu’a perçue  @AndreRoux lorsqu’il fait ressortir dans son billet publié sur le blogue du Domaine des langues, la parenté existant à l’oral avec la LNI. L’apport des autres stimule, infléchit, rassure, confronte et suscite même parfois des sauts d’allure quantique tant ils sont imprévisibles. Ce n’est pas tout de participer : encore faut-il que son tweet ou son gazouillis s’inscrive en continuité afin de tenir compte de ce qui précède.

J’observe également dans le #roman sans E de fabuleuses trouvailles  langagières. Certaines sont de pures merveilles dont Perec serait  sûrement très fier.  On retrouve notamment dans ce texte lipogrammatique, en plus des jeux d’ allitération ou d’assonance (ex. sans savoir qu’un sort s’ourdissait / car il y vivait avant qu’un Cro-Magnon naquît/ son sang stoppa son sprint), la fabrication de néologismes (ex. furibondant), l’utilisation d’acronymes ou d’abréviations, la confection de métaphores  (ex. le caillou tondu), le recours à des mots rares, d’argot, ou en langue  étrangère  (ex. In, Out, lungta, dharma), l’insertion de dictons latins (ex. « si abyssus abyssum invocat » ) et la production de haïkus parfaits comportant 5-7-5 syllabes (ex. Cumulus si blancs/Font un plafond d’angora: / À quoi bon nos murs?)

Je constate aussi que reculent les possibilités langagières dont la richesse possible ne me semblait pas évidente au départ. Déjà ce qui me frappe, c’est la différence des modalités d’énonciation : le constat d’un style personnel individuel émergerait sans doute pour chacun des participants  si on décidait de colliger l’ensemble des tweets d’une même personne. Paradoxalement, ces tweets non retouchés se fusionnent tout de même de façon fort agréable, à mon avis du moins.

La culture sans dessus-dessous

Même des noms propres sans E, qu’ils proviennent de pays, de villes, d’auteurs ou d’artistes m’interpellent désormais autrement. Cela me permet d’opérer un tri symbolique parmi mes références, cette fois non plus orienté uniquement sur mes préférences habituelles ou sur mes découvertes, mais qui ressortent d’elles-mêmes ou seront éventuellement retenues en raison de leur absence de E. Cela me permet d’entrouvrir de nouveaux horizons, mais surtout d’apprécier les univers qui me sont proposés lorsque ces références sont amenées, partagées et mises en commun. Les hypertextes auxquels réfèrent les hyperliens en témoignent abondamment. On voyage beaucoup dans ce roman.

Après avoir  eu accès à divers éléments du bouddhisme quand le personnage de Yorik s’est rendu au Bhoutan, imaginé par la suite Paris et ses musées, je me suis  demandée  où nous aurait conduit sa quête s’il s’était rendu dans un autre pays au nom sans E (ex. Japon, Liban, Congo….). Chansons et oeuvres d’art sont abondamment mentionnées, de même que des références à des oeuvres littéraires qui, en filigrane, tissent un entrelacs de référents culturels. Le récit foisonne de richesses artistiques évoquées susceptibles d’interpeller les lecteurs-auteurs de diverses manières, soit en les amenant à les propulser, à les ignorer ou à les neutraliser.

Je perçois avec émotion ces multiples clins d’œil à des référents culturels historiques, religieux, littéraires,  artistiques, géographiques même s’il se glisse parfois quelques inexactitudes ou fantaisies. Bien entendu, l’humour présent affecte quelquefois la plausibilité relative de certains éléments qui font sourire et sont mis sur le compte d’hallucinations provisoires, stratagème aussi utile que le recours au rêve pour justifier ce  qui contrevient à la réalité.

Quelques stratégies compensatoires…

Pour ma part, je n’ai jamais utilisé autant, et de manière aussi systématique,   les dictionnaires courants et les dictionnaires  de synonymes. Je privilégie désormais ceux qui sont accessibles directement  sur Internet,  car leur consultation est  instantanée et donc nettement  plus aisée et avantageuse. Je pense à une idée et  des mots me viennent aussitôt à l’esprit. Étant donné la présence inévitable de E, je cherche  ensuite des synonymes souhaitables qui m’amènent  fort souvent à la nécessité de reformuler quand ils ne me donnent pas une nouvelle idée.

Les livres me servent par moments autrement. Je me surprends à retenir des mots auxquels je n’aurais pas spontanément pensé. Je me suis même surprise à lire à la télé les bandes déroulantes d’infos et  à noter des mots sans E pas nécessairement utiles dans l’immédiat mais qui détournent mon attention du signifié vers le signifiant au sens où l’entendait Saussure.

Écrire pour apprendre et s’étonner:  une expérience esthétique

Écrire  pour se surprendre soi-même d’abord et étonner les autres ensuite  ou  même pour les amener à explorer de nouveaux univers thématiques, c’est tout un défi, surtout dans un contexte lipogrammatique comme celui-ci.

Je m’interroge parallèlement sur la jouissance textuelle (clin d’œil à Barthes), car triturer la langue, reformuler des énoncés, s’attarder à la constitution de chacun des mots,  les regarder autrement pour y déceler ou non l’absence de E, sculpter parfois l’énonciation procurent certes un plaisir indéniable. Ce plaisir apparaît d’ailleurs  multiplié par l’éblouissement  qui survient face aux trouvailles labyrinthiques observées à la lecture des tweets produits par les autres participants.

 

Avez-vous peur des mots? La révolte des E…

Certaines personnes auxquelles j’ai demandé leur avis avant de substituer un mot comportant un  E qu’elles avaient laissé passer ont moins bien réagi que d’autres, se dévaluant  même parfois, car elles se croyaient fautives d’avoir laissé passer un petit E pas bien méchant pourtant. Je regrette infiniment de les avoir peinées. En effet,  quelques personnes  se sont senties dévaluées parce que je pointais (ou quelqu’un d’autre le faisait) le non respect de la contrainte. Cécité partielle ou aveuglement provisoire provoqué par l’habitude de l’omniprésence des E qui semblent se révolter. Normal qu’il y ait des E qui se faufilent : ils font de la résistance! Pour traquer les E qui se dissimulent dans les interstices des mots, dorénavant on utilise un outil de recherche.

J’ai dû rappeler à certaines personnes qu’il ne s’agit que d’un jeu et qu’il importe d’avoir du plaisir à  y jouer. Cela doit s’ajouter à  l’ empressement qui consiste  à vérifier régulièrement où cette aventure nous conduit. Facile de voir le grain de sable dans le tweet d’autrui : plus difficile de le voir dans le sien propre. Un petit de, et, ce,  les ou des semblent si évidents qu’il est difficile d’y voir qu’ils sont ici des intrus.

Et au plan pédagogique ?

D’autres lipogrammes sont bien entendu possibles : on peut convenir  avec un groupe d’élèves ou avec soi-même d’omettre d’autres voyelles  ou certaines consonnes, voire même certains mots. Je pense que toutes les autres contraintes sont d’emblée plus faciles à suivre que celle qui consiste à supprimer des E en raison de leur prédominance en français. Cependant, le résultat est le même : on prête une attention  nouvelle à l’utilisation de la langue en lipogrammant. On s’interroge aussi davantage sur le choix des mots. On met également en pratique ce que l’on connaît  sur la synonymie, la dérivation lexicale, la richesse de son vocabulaire et sa connaissance des langues étrangères.

Mon rôle dans tout cela ?

Dans mon rôle d’instigatrice et d’éditrice, j’inclus désormais  celui d’animatrice. En effet, il me semble  indispensable à certains moments de  ramener les propos, d’entrouvrir une fenêtre quand j’entrevois une impasse, méprise, confusion possible ou encore un niveau d’énonciation trop recherché apparemment dissuasif pour certains collaborateurs.  Je reconnais aussi avoir  sollicité directement  quelques personnes ayant manifesté leur intérêt bien qu’elles n’aient pas nécessairement encore accepté l’invitation de relever ce défi stimulant, mais ardu. Je fais certes de l’édition, mais je ne change aucun mot sans l’approbation de leurs auteurs ou  sans proposer des substitutions dans les rares cas de présence de E dans les mots utilisés, s’il m’est  impossible de tout simplement les supprimer sans dommage. J’ai vivement apprécié la collaboration survenue dans le groupe de cocréateurs, puisque de l’aide spontanée a été offerte, du  moins délicatement proposée pour suggérer un remplacement de mot problématique.

En cas de doute, choisir d’oser sans doser!

Il faut s’affranchir du  jugement d’autrui (on n’en meurt pas) se faire assez confiance, oser prendre un risque qui est minime en fait : à peine une légère blessure narcissique si l’on ne se trouve pas à la hauteur de ses propres   attentes. Leçon d’humilité comme le disait @nathcouz. Bref, il ne faut pas avoir peur d’avoir l’air fou : le texte n’est pas nous.

Je me demande parfois ce qui contribue à faire fuir certaines personnes alors que d’autres osent s’aventurer en explorant des avenues nouvelles : question de personnalité et d’intérêt sans doute. La prise de risque est minime : aucun engagement, seulement une impulsion à suivre, car la fabrication d’un seul énoncé suffit pour ressentir de l’intérieur l’ampleur du défi à relever avec le concours de tous.

N’oublions pas non plus qu’il s’agit d’abord et avant tout d’un jeu littéraire, d’une histoire en chaine avec une contrainte majeure fort difficile à tenir. Même si je regrette  que certaines personnes aient  quitté le navire ayant trouvé sans doute l’expérience suffisante,  je les invite néanmoins à collaborer de nouveau et je salue les nouvelles personnes qui s’ajoutent à chacun des chapitres. Le double défi consiste à ne pas avoir peur de prendre trop de place, mais d’oser tout de même prendre sa place. Le plaisir sera certes au rendez-vous. Qu’attendez-vous pour venir jouer avec nous?

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