Parallèlement à cette cocréation du #romansansE, je me suis permis d’aligner quelques réflexions à deux reprises, soit à la suite du chapitre 1 (Quelques réflexions liminaires), puis à la suite des chapitres 2 et 3 (Quelques réflexions adjacentes). Voici donc, en dernier lieu, quelques réflexions additionnelles concernant les chapitres 4-5 et 6 qui sont maintenant publiés.
La collusion des représentations: derniers constats
C’est Catherine Tauveron qui réfère à ces textes résistants qui programment délibérément des problèmes de compréhension et d’interprétation, soit en étant réticents (en en disant trop peu) ou proliférants (en en disant souvent trop). Dans cette optique, j’ai constaté que souvent (volontairement ou non) les énoncés produits demeuraient ambigus au plan de la coréférentialité. Par exemple, on a pu se demander à un certain moment à quel personnage pouvait référer le pronom IL, à Nicolas ou Yorik? David ou Yorik? De l’interprétation de ce simple «Il» dépendait la suite en découlant.
À d’autres moments, des alternatives se laissaient ou non entrevoir. Nicolas survivrait-il ou non à son infarctus? L’un des coauteurs a décidé de mettre fin à ses jours. Quant à son héritage, il était question de Yorik au départ, puis vint l’argument notarial pour désigner Arnaud. La question de la paternité a donné lieu à des sous-entendus, à des hypothèses, à des pseudo-certitudes et à un maintien de l’ambiguïté. Il y a eu également des glissements, des ellipses temporelles comportant des intervalles de quelques mois ou années pas du tout prémédités. Il y a même eu l’irruption d’éléments contrevenant à la réalité, notamment à l’égard d’Arnaud, un bébé bien particulier. Bien entendu, il y a eu des moments d’introspection, des superpositions, des contradictions, des réorientations, mais aussi des surprises dans les rebondissements imprévus qui sont survenus dans l’esprit d’un certain suspense. Collectivement, il nous a donc été possible de vivre l’inattendu, d’expérimenter le droit de vie ou de mort non seulement sur ses propres personnages mais également sur ceux des autres, d’interférer avec pouvoir sur le déroulement d’un récit évolutif imprévisible: belles nouveautés permises grâce à l’interactivité continue. L’important était de maintenir cette illusion référentielle rendant possible l’appréhension d’une réalité plausible ou vraisemblable, d’amener les lecteurs à y croire dans une certaine mesure. Comme stratégie ultime, pour clore le roman, j’avoue avoir eu recours à l’anticipation de ce qui surviendrait plus tard dans le temps (prolepse), stratégie naratologique qui s’est avérée fort utile.
La nécessité de dire autrement: un défi constant
La question a surgi tout au long du roman : « Comment dire ce que l’on souhaite dire sans recourir à des mots comportant des E? Comment le dire autrement?» Pas du tout facile comme tâche et c’était d’ailleurs la principale difficulté rencontrée. Il fallait explorer différemment et à d’autres fins le lexique et la syntaxe. J’en ai évidemment parlé dans mes deux billets réflexifs précédents mais j’insiste encore une fois sur l’intérêt représenté par les jeux opérés sur la langue, car il n’est pas du tout évident de se passer du ET dans les énumérations ou de se priver sciemment de l’indicatif présent. Des choix se sont opérés d’eux-mêmes : il fallait bien que le bébé soit un garçon en raison de l’absence de E dans ce mot. Sont survenus des clins d’œil culturels et des expressions fortement connotées ont surgi (ex. dans son pot courtaud), de très rares licences poétiques ont été admises (ex. bondir à l’horizontal) et on a assisté à l’exploration de chaînes anaphoriques non seulement pour éviter les répétitions mais aussi pour susciter des effets de style (ex. Pour héritage ou argent = fric, pognon, avoir, cash, magot… ou pour bébé = poupon, bambin, fils, nourrisson, BB-ado, mini tyran…) S’il y a eu, à certains endroits, une très légère harmonisation des temps de verbes ou de la ponctuation et même de l’orthographe (ex. Lora et non Laura en raison de la préséance du début du roman), j’ai vraiment préservé l’exploration de ces manières de dire fort créatives souvent éloignées d’une énonciation conventionnelle.
Mission accomplie!
L’expérience du #romansansE est maintenant terminée. Elle aura duré six semaines. Amorcée le 6 mars, elle a été conclue avec succès le 17 avril 2011 grâce à la collaboration régulière ou ponctuelle de 24 participants. Six chapitres ont été publiés à raison d’un par semaine. Ce twitteroman collectif a dorénavant pour nom Tourbillon . Alors que souvent des titres surgissent au départ pour orienter un projet d’écriture, dans ce cas-ci il n’a émergé qu’une fois le roman terminé à la suggestion de l’un des collaborateurs @GeorgesGermain. Bien entendu il s’agit d’un clin d’œil à la chanson « Le tourbillon de la vie » interprétée par Jeanne Moreau dans le film culte Jules et Jim dont il est question dans le chapitre 4 notamment et qui circonscrit bien l’esprit de la tornade existentielle qui emporte nos personnages tout au long de leur vie peu banale. Pour les titres des chapitres, ce fut un peu comparable. En raison de la nécessité de titrer les chapitres pour la tablette numérique ou la liseuse, il devenait essentiel de s’y pencher. Voilà pourquoi les titres des chapitres ont été ajoutés dernièrement dans les divers billets du blogue consacrés au twitteroman sansE: 1-David, 2-Yorik, 3-Lora, 4-Trio, 5-Trio quatuor, 6-Arnaud.
Perec et nous
Nous avons pris l’idée du lipogramme chez Georges Perec, plus précisément dans son roman La disparition (où c’est la voyelle E qui est disparue incidemment), mais nous avons adapté cette contrainte linguistique à un contexte numérique de micro-blogue via Twitter. La difficulté s’est accrue en raison de la participation aléatoire de collaborateurs inconnus et changeants qui ne se sont jamais concertés, mais qui ont cependant procédé comme s’il s’était agi d’une simple histoire en chaîne, mais avec la contrainte lipogrammatique du sansE en plus, et dans un cadre non thématiquement orienté au départ. Rappelons que tous les personnages ont été trouvés par les participants (David, Yorik, Lora, Nicolas et Arnaud), leurs lieux de voyage aussi (Halifax, Le Bhoutan, Paris, les USA, San Francison, Tokyo…), de même que leurs expériences de vie. Pas toujours évident d’écrire de cette façon ainsi qu’en témoigne Nathalie Couzon alias @nathcouz sur son blogue Randonnée scripturale dans un billet éclairant intitulé « L’invitation au voyage » (clin d’œil baudelairien).
Actuellement, le roman publié en livre numérique fait 68 pages en Baskerville, 63 pages en Verdana, 56 pages en Georgia ou 54 en Times New Roman. Il possède l’originalité de comporter des hyperliens qui introduisent une profondeur informationnelle ou culturelle. Peu importe en définitive le nombre de pages : il est évident que Perec a gagné avec ses 312 pages et c’est très bien ainsi. Mais il y aura mis 4 ans et nous à peine quelques semaines, pouvons-nous alléguer pour nous consoler. Certes nous aurions pu continuer longtemps encore.
Pourquoi pas alors?
Y aurait-il pu y avoir d’autres chapitres ? Probablement. Cela dépendait pour moi du maintien de l’intérêt collectif et du taux de participation des collaborateurs qui ont consenti à s’y risquer et même à demeurer dans le roman. Bien sûr que cette aventure aurait pu se poursuivre encore longtemps. Pourquoi avoir décidé de l’interrompre alors? Question de ressenti. Rien n’étant convenu au départ, je me demandais même jusqu’où nous irions. Rappelons que c’était uniquement un jeu littéraire qui s’inscrivait dans un espace ludique. À quelques occasions, de légères dérives ont été constatées. Cela constituait un défi de les rattraper et de les intégrer dans un espace de cohérence ou de plausibilité. Petite résolution de problème par moments nécessitée. Il y a eu peut-être davantage de tweets discordants à la fin du chapitre 6. J’ai alors dû mentionner qu’il y aurait quelques ajustements requis (coupures et fusions) alors que jusque là, il m’avait été possible d’effectuer un collage en maintenant intacts la majorité des gazouillis. J’ai observé que le ludique pour le ludique possède ses limites, car le défi consistait aussi à inscrire le tout en continuité. Pas toujours évident de concilier le ludique et le sérieux. Si certaines personnes se reprochent d’avoir lu par moments avec un peu de désinvolture, qu’elles ne s’en soucient guère puisqu’elles nous ont amenés collectivement ailleurs. Étant donné que « plus du même » (L’École de Palo Alto nous l’a appris) donne sensiblement les mêmes résultats, je pense que l’expérience a livré son potentiel minimal. Essayons ou passons à autre chose maintenant. Bien sûr que nous sommes à l’ère de l’instantanéité, du zapping, de la déconstruction et du fragment. Je constate que l’on est collectivement devenus peu patients.
Le tissage de la collaboration
Au total, il y a eu pour l’ensemble des six chapitres 24 participants qui se sont manifestés à des degrés divers: 5 d’entre eux ont assuré une présence continue tout au long des six chapitres du twitteroman sans E (@nathcouz @georgesgermain @AndreRoux @LiseLePailleur @Aurise), 2 collaborateurs ont été présents durant cinq chapitres (@sstasse @JeanDore), 2 autres coauteurs durant les quatre premiers chapitres (@jmlebaut) ou durant les trois derniers (@marteaudeux), 5 personnes sont intervenues à l’intérieur de deux chapitres non nécessairement consécutifs (@dawoud68, @JF_Giguere @GilbertOlivier @gtouze @Forgasm), et 10 personnes sont venues rejoindre le groupe de cocréation lors d’un seul chapitre, soit au début de l’aventure, au milieu ou à la toute fin (@Lectrices_City @LesMetiers_net @kiwibruissant @AndreeCaroline @gleblanc007 @AlexRiopel @julienllanas @nanopoesie @marcottea @machinaecrire).
Nous avons donc bénéficié de l’apport de 11 collaborateurs pour les chapitres 1-3-5-et 6, de 9 collaborateurs au chapitre 2 et de 14 collaborateurs au chapitre 4. Une fort belle participation au cours de laquelle certaines personnes n’ont exprimé qu’un seul gazouillis par chapitre alors que d’autres ont interagi régulièrement en proposant des dizaines de tweets littéraires rattachés aux précédents pour faire évoluer le récit. Quelques-uns des participants se trouvaient outre Atlantique, la plupart venaient du Québec et certains se trouvaient en voyage lorsqu’ils ont participé. En France comme ici, les hommes ont été majoritairement représentés (19/24).
Je salue au passage les membres de la communauté Twitter qui nous ont régulièrement retwittés ainsi que @machinaecrire pour son texte de promotion rédigé sous forme de lipogramme sans E , de même que l’Institut de Twittérature comparée (voir: «Twittérature, OULIPO et lipogramme») pour sa reconnaissance et son appui. Si le twitteroman Tourbillon a été mis en format e-book (livre numérique) et si le roman et les billets réflexifs ont été aussi bien illustrés, c’est aussi grâce à la présence créative et indéfectible de @AndreRoux.
Merci à chacun d’entre vous d’avoir accepté de relever ce défi exigeant, d’avoir mis de l’avant autant de créativité, de détermination et de talent. Merci pour la générosité de votre implication. J’ai vivement apprécié votre réceptivité maximale, et surtout votre présence au quotidien. J’ai vécu de fort belles rencontres virtuelles et un sentiment de communauté s’est développé au fil du temps. Merci également à la communauté Twitter, car si quelques personnes ont osé prendre le risque d’écrire, beaucoup d’autres nous ont lu régulièrement, nous ont retwitté abondamment, et nous ont manifesté leur vif intérêt et leur soutien.
Dans un futur prochain….
« Quand tu ne sais pas où tu vas, va par où tu ne sais pas » suggérait déjà il y a longtemps le mystique Jean de la Croix. Je vous inviterai donc à collaborer de nouveau, à faire interagir nos imaginaires, à déployer collectivement nos ressources langagières dans une perspective synergique sans trop savoir d’avance ce que cela va donner. D’autres projets vous seront incessamment proposés; peut-être pourrons-nous nous y retrouver dans un nouvel espace littéraire ou plutôt twittéraire?
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