Envie de revisiter l’OuLiPo ?!

En regardant l’autre jour un vidéo clip de Jean-Yves Fréchette, le président et l’un des cofondateurs de l’Institut de Twittérature comparée (ITC), acheminé par @AndreRoux, j’ai eu subitement le goût de revisiter l’OuLiPo, cet Ouvroir de Littérature Potentielle né de la collaboration d’un mathématicien de génie, François Le Lionnais, et d’un écrivain innovateur, Raymond Queneau. Avec quelques collaborateurs, ils ont mis sur pied au cours des années ’60 un laboratoire de littérature expérimentale qui a inspiré, et inspire toujours, un grand nombre d’écrivains. Étant donné que l’OuLiPo a eu cinquante ans cette année, il me semble que c’est une belle occasion à saisir pour renouer avec les célèbres déclencheurs de créativité mis au point lors des  rencontres mensuelles de ce groupe de chercheurs-écrivains durant de nombreuses années. En effet les  contraintes artistiques volontaires   retenues (formelles, théoriques, plastiques, thématiques…) ont été dûment expérimentées et demeurent  encore utilisées sciemment en tant que puissants moteurs créatifs.

Par exemple, en guise de contrainte édifiée, rappelons le procédé oulipien S+7 qui consiste à remplacer systématiquement chacun des substantifs d’un texte par le 7e qui le suit dans un dictionnaire (devenu outil de prédilection pour la création). L’expérience  a notamment donné La cimaise et la fraction une fable hilarante de Raymond Queneau calquée sur La cigale et la fourmi. Parmi d’autres curiosités, rappelons un  livre plus connu de ce même auteur Exercices de style où le même événement insipide est raconté une centaine de fois dans autant de manières différentes. Je pense également à La Disparition de Georges Perec, un roman policier qui ne comporte aucun E, donc qui applique la contrainte du lipogramme comme source de créativité; un exercice de virtuosité remarquable puisqu’il s’agit de la lettre la plus fréquente de l’alphabet. On raconte qu’il aura fallu quatre ans à Pérec pour accomplir cet exploit alors qu’avec les ordinateurs modernes, le processus de sélection de mots aurait pu s’accélérer notablement. Dans la même optique, il y a aussi ce roman sans aucun verbe Le Train de Nulle Part écrit par Michel Dansel sous le pseudonyme de Michel Thaler. Je  me remémore  également  les nombreux romans d’Italo Calvino construits à partir de contraintes oulipiennes dont Si par une nuit d’hiver un voyageur… qui consiste en une juxtaposition de dix débuts de romans en autant de chapitres : au moment où l’on entre dans l’action, l’interruption survient et un autre roman voit le jour et cela tout au long de ce  livre bien particulier.

Pour entrevoir les immenses possibilités d’une écriture différente et même combinatoire, il suffit d’évoquer Cent mille milliards de poèmes (CMMP) qui fournit de la lecture pour deux-cents millions d’années en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre avant d’épuiser toutes les combinaisons possibles de ces 14 sonnets canoniques disposés en languettes et comprenant des rimes et des structures  compatibles. « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense ! » disait déjà Baudelaire, à propos de la forme sonnet, dans ses Petits poèmes en prose. Après cet exploit visuel, Raymond Queneau a  récidivé avec Un conte à votre façon qui a  inspiré toutes les formes d’interactivité produites depuis au plan combinatoire. Vous souvenez-vous notamment de ces livres interactifs extrêmement populaires au cours des années ’80 et ’90 dans le genre de Ces livres dont vous êtes le héros dont la structure arborescente permettait à chaque lecteur de construire sa propre version en fonction des choix  de solutions effectués à chacun des embranchements? André Roux y fait d’ailleurs allusion dans son dernier billet sur le blogue du Domaine des langues (DDL).

Si l’on tient compte de la place privilégiée qu’occupe le fragment à notre époque postmoderne marquée par la déconstruction, les collages, la coexistence d’éléments disparates, et cela dans tous les domaines artistiques, on peut constater l’intérêt manifeste de recourir aux procédés développés par l’OuLiPo. Déjà Paul Valéry entrevoyait l’usage de la contrainte pour stimuler la production artistique. En effet, il alléguait que « Les  œuvres à grandes contraintes exigent et engendrent la plus grande liberté d’esprit », donc favorisent le déploiement d’une créativité maximale et multidirectionnelle.

À l’heure de la nanolittérature déjà fortement insérée dans notre culture postmoderne déclinée sous le signe de l’urgence et de la multiplication ou de la juxtaposition de temps courts, pourquoi ne pas recourir à ces façons de faire éprouvées et porteuses de beaux moments littéraires en gestation? Il m’apparaît, en effet, que l’OuLiPo avec  ses contraintes systématisées est susceptible de supporter de tels élans créateurs en démocratisant l’accès à la littérature et en amenant les élèves à s’étonner eux-mêmes en  reculant  les limites de ce qu’ils croient possible en touchant au plaisir d’écrire jouxté à celui de se trouver bons.

Alors qu’en arts plastiques on fournit constamment aux élèves des matériaux pour créer, on relève trop souvent en classe de français de la prétendue inspiration. Pourtant, au secondaire, le programme de français contient des  familles de situations (p.89) qui rendent possibles ces investigations fascinantes : « Découvrir des univers littéraires en explorant des textes narratifs et poétiques » et « Expérimenter divers procédés d’écriture en élaborant des textes inspirés de repères culturels ». On me demande souvent comment susciter chez les élèves le plaisir d’écrire en les amenant à explorer l’univers des mots. Avec ses créations, re-créations et ses récréations verbales, sonores et visuelles, l’OuLiPo nous entraîne  avec ses dérives possibles et souhaitables vers  des ailleurs encore à explorer et à habiter. Pour ouvrir ou  alimenter un espace littéraire dans nos classes, pourquoi ne pas s’en inspirer ?

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3 réponses à Envie de revisiter l’OuLiPo ?!

  1. Richard dit :

    Bonjour mon amie,
    Mais quel plaisir j’ai eu, à lire ton texte qui m’a ramené à cette découverte d’un monde qui se permettait de jouer avec les mots.
    Des tonnes de souvenirs remontent à la surface … les palindromes, les spirales, les carcans, etc.
    Et les phrases construites avec juste une voyelle »
    « Max planta sa navaja dans l’avant-bras d’Andras. Ça rata pas.
    – Ça va pas, fada ! brama Andras, s’affalant à grand fracas.
    Max l’accabla.  »

    Merci Aurise !!
    Au grand plaisir de te lire !

  2. Merci Monique pour cette belle initiative à laquelle je prends goût depuis que je m’y suis essayée 😉 J’éprouve les structures des phrases, les jeux de mots, la recherche de l’absence de cette voyelle si commune dans notre langue. Ouf, c’est difficile, mais quelle extase quand je réussis à écrire une belle phrase ou quand je lis un extrait qui me renverse par sa poésie et sa profondeur.J’ai bien hâte de voir où cela va nous mener…. Merci mille fois xox Nathalie

  3. Strofka dit :

    En référence à votre quatrième paragraphe, je tenais à signaler que mon entreprise isocèle, baptisée  » Zttpt  » (en référence au précédent  » ZeTouiteurPrjct  » (qui m’a amené comme un Colomb en Indes* sur la route de l’Isocélisme)(voir les comptes du même nom sur Twitter)) fait à la fois la part belle à la contrainte, puisque chaque vers de mes strophes comporte le même nombre de caractère, mais aussi au fragmentaire, aux mariages bigarrés, aux rapprochements opportuns, à la disparité et la chance.

    * En effet, j’avais eu l’outrecuidance de croire au caractère inédit de mes recherches … disons modestement que tout ce qui a pu être commis au préalable n’était que plagiat par anticipation.

    Bien amicalement,
    cheveu sur la soupe,
    str.

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