Les quatre fictions bivocaliques élaborées en Twittérature collaborative, à savoir Passages, Ivresse, Osmose et Murmures sont déjà publiées dans la rubrique des Écrits collectifs de ce blogue. L’invitation lancée le mois dernier, à savoir Le bivocalisme vous intéresse ? , a été bien accueillie par la communauté twitterienne tout comme les défis oulipiens précédents. Cette idée provient directement des travaux de Strofka * qui a fondé le groupe Lipoyes sur Facebook (lipogramme en I-O-U ou bivocalisme en A-E), groupe dans lequel je participe d’ailleurs activement. Quatre défis d’écriture collaborative ont été ainsi proposés simultanément sur Twitter (#bivocEA, #bivocEI, #bivocEO, #bivoc EU) , puisque les choix offerts correspondaient en fait aux variantes possibles d’un même jeu d’écriture. On pourra facilement constater que cette notion d’alternative illusoire, mise de l’avant par l’École de Palo Alto, a permis de sortir du mode binaire (participer ou non) en autorisant des choix ancrés sur la similitude et les intérêts individuels. La participation ventilée semble indiquer que chacun des collaborateurs semble y avoir trouvé son compte, puisque très peu de personnes ont retenu les quatre options.
L’amalgame des fragments
Les personnes ayant collaboré à ces écrits collectifs à saveur interactive ont encore une fois fait la preuve qu’il est possible de tisser du texte à partir de contraintes linguistiques très strictes (contraintes oulipiennes dures), même s’il faut également pour cela assumer les risques inhérents à ce genre de cocréation. En effet, puisque chaque personne possède son histoire en tête et que sur Twitter il est impossible de se concerter, les textes évoluent de manière heuristique selon le bon vouloir des participants qui doivent implicitement effectuer des concessions et entrouvrir de nouvelles options, toujours en prenant appui sur les contributions préalables et en cherchant à établir une certaine continuité dans les enchaînements en tenant compte des tweets des autres twittérateurs.
La théorie des Incipit
Les phrases inductrices ne sont jamais innocentes puisqu’elles entrouvrent des univers spécifiques et évitent que les productions se ressemblent toutes thématiquement parlant. Elles induisent également un niveau d’écriture en permettant d’inférer des exigences lexicales et syntaxiques. C’est Louis Aragon en 1969 dans son livre « Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit » qui a attiré l’attention collective sur le fait qu’un livre entier peut découler de sa première phrase, un peu comme si l’on déroulait ensuite une pelote de laine virtuelle. Collectionner des premières phrases, puis en considérer leur portée, contribue à mettre en lumière cette évidence partagée par de nombreux écrivains. C’est le propre de l’écriture littéraire que d’induire de telles possibilités esthétiques.
Au-delà de la simple histoire racontée
Je me permets de rappeler que, selon Roman Jakobson, à l’intérieur du schéma de la communication il existe six fonctions dont l’une centrée sur les mots pour le dire, cette fonction poétique dominante dans les écrits à saveur littéraire. Dès lors, la question omniprésente dans l’esprit des corédacteurs pourrait s’énoncer comme suit : Comment dire autrement quand on ne peut utiliser tel ou tel mot, ni recourir aux procédés syntaxiques habituels ? Par exemple, des listes de mots adéquats ont dû être constituées par chacun, de même que le repérage de mots ne contenant que les voyelles autorisées, et ce dans une diversité d’écrits (romans, journaux, poèmes, etc.). Le recours aux dictionnaires de synonymes, notamment celui en ligne Reverso, m’a rendu personnellement bien service pour les substitutions désirées. Écrire n’a donc plus rien à voir avec l’inspiration dans un contexte comme celui-ci. Il s’agit plutôt de sélectionner les mots qui nous conviennent et répondant au bivocalisme retenu. La diversité de phrases inductrices a ouvert des champs sémantiques et des horizons thématiques diversifiés, de telle sorte que les histoires ne se ressemblent pas même si elles ont été générées à partir de contraintes du même ordre.
L’histoire est-elle vraiment importante ?
On peut se poser cette question de l’importance de la trame narrative lorsque l’accent est mis sur la matérialité du langage. Il est donc possible de répondre de façon polarisée Oui et non, même si la réponse peut se trouver plus nuancée. Certes, il importe de veiller à la cohérence interne de ces histoires en chaîne et, voilà pourquoi le respect des méta-règles de cohérence textuelle énoncées par Michel Charolles demeure fondamental. Il s’agit en résumé de : 1) la répétition/continuité ; 2) la progression/organisation ; 3) la non-contradiction; 4) la relation entre énoncés et contexte. Ces règles incontournables se trouvent dûment expliquées par Clémence Préfontaine dans un article destiné au milieu scolaire.
Nature de mes interventions
Selon mon habitude, je suis peu intervenue durant l’élaboration des fictions et ce que j’ai fait se résume à ceci: 1) Rédiger les premiers gazouillis pour lancer les projets et susciter des horizons d’attente thématiques; 2) Insérer de nouveaux tweets pour réactiver les textes en devenir lorsque l’immobilité ou une confusion relative s’installait; 3) Conclure, s’il y avait lieu, chacune des microfictions à la fin du temps imparti. En guise d’exemple, j’ai dû supprimer dans Ivresse le nom du personnage masculin Éric que je voyais en couple avec Émilie. En raison sans doute du film Tintin mentionné, un enfant est apparu dès le début du récit. Ayant été prénommé Émile par l’un des collaborateurs. ce prénom visuellement proche de celui de sa mère a induit un couple mère-enfant fusionnel (Émile-Émilie). Après avoir été tentée de changer le prénom maternel en celui d’Élyse — ce que j’ai d’ailleurs fait durant un très court moment — je me suis ravisée quelques heures plus tard. J’en ai alors profité pour supprimer l’enivrement par le vin et préféré maintenir l’ivresse des idées. J’ai aimé effectuer ce genre d’ajustements, car lorsque la cohésion textuelle est en train de s’installer, je suis d’avis que la souplesse est requise.
Quand le texte a commencé à s’allonger, j’ai décidé de le fragmenter en paragraphes afin d’en accroître la lisibilité. À cet égard, je reconnais que d’autres choix auraient pu être faits. Habituellement, on décide de changer de paragraphe lorsque l’on aborde une nouvelle idée, alors qu’ici ce fut fait après coup. « Qui ne dit mot consent », et les participants semblent avoir entériné ce découpage qui pouvait s’avérer facilitant pour les aider à s’y retrouver.
Si j’ai dû contacter en privé quelques personnes, ce fut pour leur demander une reformulation en raison de la présence d’une lettre interdite. Par exemple la nécessité du remplacement du « qUe », le U passant inaperçu comme voyelle, alors qu’il ne pouvait convenir que dans Murmures en raison du bivocalisme en U-E. J’ai pu constater que les rectifications demandées concernaient uniquement le non respect de la contrainte choisie. Par ailleurs leurs prouesses incessantes, de même que la nature de leurs propos me ravissent encore. Des trouvailles culturelles ont été faites et j’ai pu conséquemment accroître mon répertoire référentiel.
Je tiens à remercier les 21 twittérateurs — mentionnés ci-après selon l’ordre alphabétique de leurs pseudos — qui m’ont si bien accompagnée dans cette passionnante aventure scripturale. Il s’agit de: @Alcanter @arnaudesimon @cdure @cjmds301 @C_licare @coralinesoulier @czottele @FelixeBlizar @fonsbandusiae @georgesgermain @ivoix @jeanm4t @jmlebaut @lacmonique @lizieres @LucBentz @meliemeliie @nathcouz @Strofka @Sylvain_Pierre @WinCriCri. C’est la première fois, et je m’empresse de le souligner, que parmi eux se décèle la participation effective de deux groupes d’étudiants, guidés d’une part par Jean-Michel Le Baut (en France) et , d’autre part, par Nathalie Couzon (au Québec).
De nouveaux défis oulipiens vous seront proposés au cours des prochaines semaines et je souhaite ardemment vous y retrouver.