Les deux jeux littéraires proposés simultanément (#fictionBD et #fictionTP) dans mon billet du 12 juin intitulé Fictions d’inspiration tautogrammatique ont attiré de nombreux lecteurs, que je remercie pour leurs encouragements, mais surtout une quinzaine de twittérateurs motivés. Onze d’entre eux ont collaboré aux deux histoires. Ce sont @aurise @sstasse @georgesgermain @nathcouz @Sylvain_Pierre @Alcanter @hmansier @jmlebaut @Le_Gugu @drmlj @gtouze. Quelques autres ont participé à l’une ou l’autre des deux fictions @bbesnard @Lygoma @jgodro @meme_aimee @dawoud68. Je reconnais que ces jeux étaient difficiles et qu’ils requéraient un certain investissement de temps en raison des contraintes exigées. Que les participants soient tous chaleureusement remerciés pour leur ouverture, leur accueil et leur générosité, car c’est leur implication seule qui permet l’exploration de cette forme d’écriture collective, en différé et asynchrone. Comme il n’y a pas encore grand chose de collaboratif sur Twitter en twittérature, j’ai l’impression d’œuvrer avec vous tous dans un vaste laboratoire expérimental.
Était-ce une bonne idée ou non?
J’ai voulu faciliter la vie des participants en raison des nombreuses interruptions qui surviennent sur le fil du microblogue et de la disparition inexpliquée par moments de certains gazouillis. Plusieurs personnes me demandaient déjà de voir le texte en continu afin de mieux percevoir le récit dans sa totalité évolutive. Je leur acheminais alors un envoi par courriel puisque je considère que la lecture des gazouillis précédents s’avère indispensable pour inscrire la suite dans une continuité plausible. Pourquoi ne pas franchir un pas de plus et leur donner accès au texte en continu au fur et à mesure de sa production? Bien qu’il soit implicitement convenu qu’un texte publié doit demeurer immobile, pourquoi ne pourrait-il pas évoluer en tant que Work in Progress? D’autant plus que je le faisais déjà latéralement pour moi seule. Voilà pourquoi au lieu de ne l’expédier par courriel qu’aux seules personnes désireuses d’obtenir une copie de l’avant-texte (fruit du collage des gazouillis colligés systématiquement sur Twitter dans l’une et l’autre des fictions tautogrammatiques), j’ai décidé de l’offrir en direct au grand public en dépit des risques inhérents. Tellement plus simple ainsi! Cela ne m’empêche nullement de reproduire parallèlement dans un dossier les tweets dans leur intégralité avec les noms de leurs auteurs au cas où je devrais y référer. Cependant, il est ironique de constater que la date de publication précède alors la date de clôture effective, un bien léger contresens.
Les twittérateurs en tant que scripteurs polyphoniques
On peut bien commencer une histoire, camper des personnages dans le cadre de son choix, prévoir des événements possibles, traquer quelques pistes d’envol, mais comme ce sont d’autres personnes qui poursuivront le texte en voie d’être élaboré et selon leur gré , il est inévitable que des surprises surgissent. En effet, il survient des enchaînements étonnants, car les imaginaires (tout comme les mots) rebondissent les uns sur les autres. Ainsi que l’a souligné @Alcanter « Le plus dur est de faire avancer l’intrigue », c’est d’autant plus difficile en raison des limites lexicales introduites, car le défi ultime consiste à assurer la continuité narrative dans ce chant polyphonique que constitue l’orchestre textuel à plusieurs voix institué.
Cela m’apparaît d’autant plus difficile que la plupart des formes brèves (voir mon billet Twittérature, formes brèves et contraintes bénéfiques) se vivent plus facilement sous le mode de la discontinuité (ex. proverbe détourné, notice fantaisiste, mode d’emploi). Lorsque l’on recherche l’autonomie des microtextes rassemblés sous un mot-clic ou croisillon, l’accent est mis forcément sur les règles à respecter pour produire un objet textuel unique et bien fignolé. Dans cette optique, les microtextes obtenus figurent côte à côte et non en interaction. À la limite, nul besoin de lire les énoncés précédents. Chacun y va alors de sa participation optimale sans se préoccuper des enchaînements.
Dans une salle de classe, il est souhaitable et agréable de travailler en complémentarité et de se répartir, par exemple, les lettres de l’alphabet pour la rédaction d’un abécédaire ou d’un fictionnaire, mais ici? Nous avons, pour notre part, privilégié l’élaboration d’un récit en continuité rédigé collectivement avec des personnes inconnues et c’est bien différent. Avec la planète comme espace de travail collaboratif, il est impossible de négocier ou de s’entendre a priori.
La contrainte : un support pédagogique?
Il est agréable de ressentir que la contrainte a un effet de déblocage de l’imaginaire, car elle déclenche la créativité en ce qu’elle permet de se concentrer prioritairement sur la forme qui doit naître et d’oublier pour un moment le fond, qui demeure bien sûr à considérer dans un deuxième temps si l’on ne souhaite pas demeurer dans le ludique pur. Il est évident que certaines personnes ont pu ressentir la contrainte prescrite comme faisant obstacle à leur expression spontanée. Les contraintes littéraires sont là pour favoriser l’expression et non pour la limiter. Paradoxalement, ces contraintes permettent d’entrouvrir un espace de liberté. Selon la Textique prônée par Jean Ricardou, il importe que l’écrit provoque un effet de représentation, qu’il produise par conséquent un effet au-delà du sens. Si la règle à suivre (ici privilégier les lettres ciblées B+D ou T+P) apporte un cadre à respecter, on peut considérer que l’écriture devient par conséquent abordable pour tout le monde. En effet, les contraintes contribuent à démocratiser l’acte d’écrire, à relever un pari humaniste, car tous les élèves peuvent réussir puisque tous se trouvent sur un palier égalitaire pour conquérir le pouvoir d’écrire et surtout le vouloir-écrire.
Les avantages sont multipliés lorsqu’on autorise les jeunes à collaborer pour mettre en commun leurs trouvailles et les jauger. Le dictionnaire n’est plus rébarbatif quand il se mue en outil de création et qu’il opère au sein des esprits effervescents à la manière d’un tremplin. Notons que ce recours au dictionnaire a été ici grandement facilité par l’ordre alphabétique nécessité par le tautogramme puisqu’il importait que la majorité des mots commencent par les lettres retenues. Il suffirait d’opter pour d’autres lettres pour que surgissent d’autres textes en devenir.
La pratique des opérations scripturales
Que penser alors de l’utilité des différentes facettes du processus d’écriture? Au lieu de les voir réparties sur une période de temps plus ou moins longue selon la durée allouée, je constate qu’ici ces étapes non linéaires se vivent en accéléré:
1) PLANIFICATION: Puisque l’on ne peut planifier vraiment ensemble étant donné que les autres participants sont impossibles à consulter, il importe d’ajuster sa planification de façon heuristique, au fur et à mesure des interventions qui surgissent.
2) MISE EN TEXTE: Comme la mise en texte doit tenir compte des contraintes retenues et reposer sur une recherche de mots-idées, elle devient multidirectionnelle et déterminante puisqu’elle chevauche la planification. Elle devient le coeur du travail puisqu’elle demeure exploratoire et elle pourrait fort bien bénéficier d’un jumelage de scripteurs.
3) RÉVISION: La révision-ajustement doit s’assurer du respect de la contrainte, de l’inscription de l’énoncé dans la cohérence de l’ensemble, demeurer centrée sur le style également pour idéalement l’harmoniser à ce qui précède ou insuffle le ton. Ici encore la révision en duo serait avantageuse, pédagogiquement parlant, en raison du partage des ressources individuelles.
4) CORRECTION: Vécue généralement de façon individuelle mais pouvant bénéficier de l’apport d’un scripteur-correcteur externe, la correction vise à traquer les écarts syntaxiques, la vérification des accords et la rectitude de l’orthographe des mots.
5) MISE EN LIGNE: Une fois la révision-correction complétée, l’envoi peut se faire sur le microblogue qu’est Twitter. Par la suite, le recours à un blogue de classe peut assurer la permanence des gazouillis colligés et donner éventuellement naissance à un livre en format numérique.
On peut constater que l’exécution des diverses opérations mentionnées s’avère relativement exigeante, de telle sorte qu’il est à peu près impossible d’improviser ou de produire instantanément un post sauf pour de rares personnes particulièrement aguerries, car il s’agit de sculpter des micro œuvres verbales et d’en assurer par la suite la cohésion en interdépendance. Bref, je crois qu’il s’agit d’accroître en accéléré la pertinence des opérations scripturales.
Au-delà de l’imagination: des scriptures aux textures
Dans le contexte de la Twittérature vécue de manière collaborative, on n’écrit jamais vraiment seul. On écrit pour ou contre les tweets des autres. On change le monde du texte un tweet à la fois. Pour écrire, il est nécessaire de lire pour assurer la progression du récit, éviter les contradictions, créer des effets de style, harmoniser l’énonciation, recourir à la synonymie, de sorte que les relectures constantes s’avèrent indispensables et que l’on ne lit plus pour les mêmes raisons.
Par ailleurs, écrire ne correspond plus à une théorie du sens préalable où le quelque chose à dire précède l’acte d’écrire. Au contraire, le sens émerge à partir des mots intuitionnés ou retenus. Un tel regard s’inscrit dans une idéologie qui s’appuie sur l’aspect matériel de l’acte scriptural. C’est pour cette raison d’ailleurs que Jean Ricardou présente l’écriture comme une production combinant plusieurs opérations qui relèvent du sens certes, mais qui misent surtout sur le recours au signifiant. Les coauteurs deviennent en quelque sorte des opérateurs d’énoncés et l’inspiration n’a plus grand chose à voir pour induire le texte désormais porté par les mots constitutifs choisis en raison de leurs constituants internes. Ce texte pourvu de structures plus accomplies, de structures ayant pour fonction de créer un effet de représentation fait ressortir magnifiquement les textures scripturales. Quel plaisir vraiment de lire et de sonoriser les textes produits tant les mots amalgamés tissent une musicalité induite dans des significations exacerbées. Amusez-vous à lire à haute voix Bizarres destinées (la fiction BD) ainsi que Tribulations parallèles (la fictionTP) dont les titres comportant les lettres fétiches ont évidemment surgi après les expériences scripturales de ces délires ou délices jubilatoires.
Rappelons que Roland Barthes affirmait que « Croire que le romancier a quelque chose à dire et qu’il cherche ensuite comment le dire, représente le plus grave des contresens. Car c’est précisément ce « comment », cette manière de dire, qui constitue son projet d’écrivain »*. Passer des scriptures aux textures dans l’esprit de Ricardou, c’est passer de la centration sur le signifié à une prise en compte du signifiant, c’est inverser en quelque sorte la façon de faire canonique.
Quelques autres constats
Depuis quelques semaines, nos expériences collaboratives se sont multipliées ainsi qu’en témoigne la vitalité de la rubrique des Écrits collectifs. Je demeure éblouie par la qualité de la collaboration vécue. Bien que la barre ait pu sembler haute par moments (car il y a eu manifestement aussi des joutes d’intellos), j’ai fortement apprécié la richesse lexicale et la fluidité des textes produits .
Il est survenu des instants d’euphorie lorsque, par exemple, j’ai mis la main sur un tweet orphelin ou égaré en raison d’une banale méprise qui s’est avérée salutaire fictionDB au lieu de fictionBD et qui a été trouvé par pur hasard : un tweet dissident! J’ai aussitôt vérifié dans l’autre fiction si la même inversion s’était produite, mais non!
Si je n’ai pu retenir quelques tweets mélangeant trop les deux fictions et qui n’allaient ni dans l’une ni dans l’autre, (en invitant toutefois les participants à se reprendre), j’ai laissé passer quelques mots hors BD ou TP. Je reprécise qu’aucune révision en profondeur n’a eu lieu. Bien sûr, par moments la ponctuation peut sembler fantaisiste et il resterait idéalement à s’occuper d’une plus grande harmonisation des temps de verbes. Toutefois, je rappelle qu’il ne s’agit en aucun cas d’ une version définitive mais d’un premier jet collaboratif infiniment prometteur. Il importe, je crois, d’apprendre à vivre avec une certaine imperfection si l’on souhaite explorer de nouvelles avenues en grand nombre.
Je peux avouer qu’une semaine me semble personnellement constituer en empan temporel suffisant pour maintenir l’intérêt. Ce fut d’ailleurs la durée privilégiée pour chacun des chapitres du twitteroman sans e Tourbillon, de même que pour chacune des microfictions ultérieures.
Réflexions conclusives
Si l’écrivant est, comme le prétend Michel Butor, cet homme qui « trouve en écrivant ce qui finit par être dit »** (Répertoire V p. 19) C’est par ce jeu de tissage et d’entrelacement de mots porteurs que naît l’écriture, qu’elle évolue et se transforme. Autrement dit, le texte émerge d’un futur possible, d’un devenir potentiel, d’une actualisation virtuelle.
Si l’on s’appuie un tant soit peu sur la Textique et que cette théorie soit mise à contribution, il importe de se donner des règles reposant sur des contraintes littéraires ou numériques à l’instar des oulipiens où chaque règle oblige à ne pas perdre de vue le signifiant. Autrement dit, il importe que le texte ne soit pas centré uniquement sur le sens. Pour qu’il y ait texte, nous rappelle Jean Ricardou, il faut absolument que l’écrivant travaille sa production du point de vue de la forme (signifiant), et ce genre de défi contraignant l’y amène nécessairement. C’est dire l’importance de la matérialité du texte quand on joue avec des immatériaux, ce qui semble constituer un paradoxe apparent.
Ce fut, somme toute, une autre bien belle histoire de collaboration, de réseautage et de complicité, d’affirmation de soi aussi car « on tire la couverte » pour influencer le cours du récit. J’ai trouvé les participants bien courageux de consentir à explorer en aventuriers des zones parfois truffées d’inconfort et de relever magnifiquement ces défis qui nous amènent tous un peu plus loin.
N.B. Au moment de la publication de ce billet, je viens tout juste d’apprendre que l’un de nos précieux collaborateurs @jmlebaut , qui a participé à l’élaboration de toutes nos fictions collectives, vient de publier un dossier consacré expressément à la Twittérature dans Café pédagogique du 27 juin, une merveilleuse initiative! Qu’il en soit vivement remercié!
* BARTHES, Roland (1964) Essais critiques, Paris. Points-Seuils #127
** ROSSIGNOL, Isabelle (1996) L’invention des ateliers d’écriture en France : analyse comparative de sept courants clés, Paris, L’Harmattan, p.80