Quelques réflexions liminaires

Le premier chapitre du #romansansE est dûment complété et déjà publié ci-dessous. Le second chapitre  avance fort bien : il sera effectivement publié sur ce blogue dans Écrits collectifs dimanche prochain, soit le 20 mars 2011. Jusqu’à présent, 11 personnes ont activement collaboré à cette expérience, à la fois ludique et littéraire, des personnes de partout et de différents horizons professionnels.

J’avoue que je suis émerveillée par le niveau de conscience des intervenants collaborateurs, car ce n’est pas toujours évident de poursuivre dans la direction esquissée, de se faire contredire ou couper l’herbe sous le pied. Il semble plus facile parfois de compléter une phrase ou de profiter  d’une ouverture dans un champ thématique. J’ai observé beaucoup de respect et un effort concerté pour adhérer à la bonne marche du récit et non pour mousser sa propre individualité ou son talent manifeste. En effet, vous serez à même de constater que le récit provient du seul collage d’éléments qui  pouvaient, à prime abord, sembler disparates en raison de l’espacement des gazouillis pas nécessairement toujours inscrits en continuité sur le parchemin virtuel qu’est Twitter en raison d’interférences ponctuelles. Apprendre à concéder, à changer d’idée, à aller où l’on souhaitait pas nécessairement se rendre,  ces  actions mentales requièrent des habiletés psychosociales rarement  sollicitées à l’écrit. Dans ce roman collectif, l’anticipation apparaît constamment déjouée, la linéarité souvent tronquée. Les duos d’écrivains se concertent habituellement et les groupes de concepteurs ont généralement leur secrétaire ou porte-parole, mais ici? De purs inconnus, pour la plupart, expérimentent cette forme d’écriture collaborative et cumulative  qui, à l’instar d’un jeu, les réunit l’espace d’un moment pour les propulser également ailleurs où ils vont s’étonner a posteriori de l’étonnante synergie survenue. Souvent, quelques heures sont requises avant que ne surgisse un nouvel énoncé, alors qu’à d’autres moments les tweets  se bousculent follement à l’intérieur de quelques minutes.

 

Dernièrement, L’Institut de Twittérature Comparée (ITC) a officiellement reconnu l’intérêt de cette activité d’inspiration oulipienne. Je reprends avec  grand plaisir l’un des paragraphes du billet intitulé Twittérature, OULIPO et lipogramme, paru le 7 mars dernier,  et  qui circonscrit  magnifiquement les enjeux explorés : « La question que se pose chaque participant est la suivante: Jusqu’où le twittérateur suivant mènera-t-il le récit? Par quel prisme de lecture prolongera-t-il mon propre fragment? Jusqu’où m’obligera-t-il à revoir, à reconsidérer ma propre participation?» Ces questions insidieuses en amènent de nouvelles aussi bien circonscrites : «Est-ce que je m’implique à nouveau sur le fil? Je conteste la direction dans laquelle semble vouloir s’engager le récit ou je l’endosse? J’ajoute un détail? Je soustrais un détail? Je nie un dialogue en le réécrivant? Je réprimande un personnage? Je me mets à le détester au point de le faire disparaître? À moins que je n’invite des compagnons d’une imaginaire  fratrie à le rejoindre? Mais peut-être me  faudrait-il gonfler une énumération? Créer des bonds avant ou reculer sur la ligne  du temps? Ajouter une référence historique? Joindre une citation?…»

Le questionnement est sans fin et constitue une sorte de  vade mecum des possibles narratifs. En guise d’exemple, les deux derniers  gazouillis du chapitre déjà rédigé amènent les lecteurs à  constater avec surprise  le décès du personnage féminin Lora: Mon moi impuissant, qui a vu l’assaut d’animaux charognards qui provoqua ta mort. (Voilà ce que peut permettre d’induire un  simple mot comme TA!) et immédiatement  après  sa possible résurrection en raison du questionnement suscité: Mort-hallucination ou fiction-divagation?

D’emblée, il est facile de constater  que les deux twittérateurs  ne partageaient visiblement pas la même vision  et qu’ils  ont conféré au récit une ambiguité fort appréciable, permettant surtout  de le relancer. Il est vrai que la toute-puissance créatrice n’est jamais questionnée lorsqu’il s’agit d’une même instance décisionnelle, ce qui est loin d’être le cas ici puisque  survient à chaque instant une véritable résolution de problème.

La difficulté s’amplifie du fait que tous les mots utilisés doivent se caractériser par l’absence du E, la lettre la plus fréquemment utilisée en français. L’effort est par moments considérable. Le côté ludique adoucit l’exigence lipogrammatique difficile à tenir, car la contrainte est de taille et parfois lourde à assumer. Malgré la vigilance exercée par chacun, de très rares petits E, à peine 3 ou 4, ont réussi  malgré tout à s’immiscer, mais ils ont été  rapidement évincés à la relecture. Si vous consultez la ligne temporelle inversée, puisqu’on lit de bas en haut sur Twitter, vous constaterez qu’aucune autre altération n’a été faite, sauf peut-être l’ajout d’une ou deux virgules  et parfois de guillemets. En effet,  syntaxe et vocabulaire ont été respectés dans leur intégralité.

Si de légers glissements sémantiques peuvent néanmoins s’observer, il demeure toutefois possible de les légitimer dans une optique de dédoublement de personnalité ou en faisant appel au monologue intérieur justifiant les comportements erratiques d’un mental introspectif et omniprésent. Cela semble être le cas pour le personnage de David incidemment qui semble souffrir d’héautoscopie ou de dissociation à l’instar de certains personnages kafkaïens, puisqu’il est simultanément le personnage central du récit qui s’amalgame ensuite à un compagnon improbable.

Lors de cette première expérience, j’ai  effectué quelques constats. Quand j’ai senti que des collaborateurs s’éloignaient, j’ai éprouvé la nécessité de les solliciter de nouveau. De nombreuses personnes s’intéressent à l’expérience et la publicisent, mais n’osent pas encore  s’aventurer activement. Je les invite pourtant à oser se compromettre, ne fut-ce qu’une seule fois, pour au moins tenter cette expérience à fréquence  variable puisqu’il est possible tout autant  de formuler plusieurs  gazouillis à la suite que d’intervenir après de longs intervalles ou même de dialoguer en alternance. Bien entendu, c’est une course contre la montre par moments, puisqu’il importe de vérifier jusqu’à la dernière seconde la pertinence de son tweet dans le fil de l’action puisque plusieurs personnes peuvent décider d’intervenir en même temps. Je soupçonne d’ailleurs que bien des gazouillis sont demeurés en suspens faute de ne pas avoir été insérés assez rapidement pour demeurer appropriés.

Je me pose aussi des questions relativement à la fameuse nécessité du plan habituellement requis pour confectionner un récit. Ici, la démarche heuristique interdit toute forme de concertation  a priori, à plus forte raison une planification commune, et pourtant….Un récit émerge malgré tout que nul n’aurait pu prévoir. Je me questionne également sur la créativité requise versus l’inspiration avérée. Souvent, il devient impossible d’amener une idée puisque sa mise en mots comporterait des E que l’on souhaite proscrire. Alors, que faire? Partir de banques de mots  et voir  ce qu’ils nous inspirent? Je me promène désormais avec un petit carnet pour y noter les mots ou expressions sans E qui me viennent à l’esprit et non plus, comme à d’autres moments, pour y consigner des idées. Je suis persuadée  qu’elles sauront bien émerger avec le concours de tous. Je repense à  Claude Simon qui évoquait ces mots-pivots, ces mots qui entrouvrent des univers insoupçonnés. On ne dit pas toujours ce que l’on veut dire, mais souvent autre chose et c’est parfois mieux ainsi.

Enfin, je me rends compte du fait que l’écriture littéraire requiert ici  un travail lexical très élaboré (mots sans E, regroupements thématiques), de même qu’une syntaxe  quelque peu différente: il faut oublier le ET ou  le DE notamment,  considérer que  la conjugaison requiert  plutôt l’imparfait et le passé simple, reconnaître que le participe présent est davantage  utilisé. Par ailleurs, l’écriture repose  constamment sur la lecture et les relectures successives pour justifier les enchaînements : l’axe de lecture-écriture se resserre  inévitablement. De plus, la nécessité apparue de préciser certains référents culturels (écrivains, peintres, lieux….) a suscité l’insertion d’hyperliens qui verticalisent la lecture et font s’immiscer des textes courants au cœur d’un récit fictionnel : bel amalgame inattendu d’une complémentarité manifeste! Bien entendu, on aurait pu tout aussi bien préciser la signification de certains mots plus rares qui ont été retenus en raison de leur absence de E. Mais étant donné qu’il s’agit d’un écrit collectif, l’entreprise me semblait plus délicate et je n’y ai pas donné suite au moment de l’édition.

Comme le disait si bien Jean Ricardou à l’époque du nouveau roman, on assiste présentement non seulement à l’écriture d’une aventure mais également à l’aventure d’une écriture qui se définira et se déclinera en multiples nuances tout au long de chapitres au nombre indéterminé, tant que l’intérêt collectif se  manifestera. À vos claviers, donc, pour influencer et orienter la poursuite de ce récit bien particulier en raison d’arborescences encore insoupçonnées.

* Le premier chapitre de ce twitteroman est déjà disponible sur liseuse ou tablette. Il suffit de le télécharger.

Addendum 2011 03 20 Les deux premiers chapitres de ce twitteroman  sont déjà disponibles sur liseuse ou tablette. Il suffit de télécharger le document ci-dessous.
Addendum 2011 03 27 Les trois premiers chapitres de ce twitteroman  sont déjà disponibles sur liseuse ou tablette. Il suffit de télécharger l’un des documents ci-dessous.
Addendum 2011 04 03 Les quatre premiers chapitres de ce twitteroman  sont déjà disponibles sur liseuse ou tablette. Il suffit de télécharger l’un des documents ci-dessous.

Addendum 2011 04 03 Les cinq premiers chapitres de ce twitteroman  sont déjà disponibles sur liseuse ou tablette. Il suffit de télécharger l’un des documents ci-dessous.


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Une réponse à Quelques réflexions liminaires

  1. Monique,

    Quelle fabuleuse aventure dans laquelle ton initiative nous a propulsés! Voici pour faire suite à ta réflexion, quelques constats en vrac et avec des e 😉
    1. Toute une aventure, difficile et périlleuse, car elle nous oblige à pousser les limites de notre imaginaire à cause de cette voyelle manquante : rechercher des synonymes sans e, avec le même sens, pester contre la difficulté d’être obligé d’omettre les déterminants hormis certains possessifs, devoir renoncer aux féminins et à leurs expansions adjectivales, abandonner sur le bord de la route la majorité des verbes puisqu’en français la terminaison en -er est la plus fréquente, inventer des néologismes, jouer d’audace dans la structure des phrases,…
    2. Un exercice d’humilité : mettre sa pensée créatrice au service de l’oeuvre collective en se posant tant de questions «Comment les autres vont-ils récupérer le tweet que je viens de lancer dans l’univers narratif mouvant qui se construit? Comment vont-ils exploiter cette idée, ce détail? Puis-je tout écrire? Puis-je tout transformer? Comment respecter le fil de l’histoire, la cohérence du récit? Comment se plonger dans l’imaginaire des autres sans toutefois y perdre le sien? Comment faire des concessions et des deuils?
    3. Les contraintes de la balise twitter : 140 caractères, c’est se censurer souvent. C’est retravailler la phrase pour lui donner son maximum de potentiel. C’est apprendre à penser le récit en séquences minimalistes. C’est être obligé de relire le fil des tweets pour ne pas rendre le récit incohérent.
    4. Les plaisirs sans fin : C’est explorer les richesses de l’écriture, C’est jubiler quand on voit les autres s’approprier notre tweet et le transporter ailleurs. C’est lire avec délice ces trouvailles et prouesses littéraires et linguistiques qui surgissent de partout. C’est remarquer tous les mots pas de e dans nos lectures et discussions quotidiennes, les noter dans sa mémoire, dans un carnet ou sur une feuille, et penser à un tweet pour le #romansansE où on pourrait bien les agencer.

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