Textique et jeux textuels

Vers la textique

C’est Jean Ricardou, en établissant les assises du Nouveau roman, qui a évoqué la Textique comme une nouvelle science possible du texte qui n’a pas vraiment encore vu le jour. On croit souvent à tort que la littérature repose sur la prétendue inspiration, alors qu’il s’agit fréquemment d’un jeu d’orchestration des possibles qui surgissent parfois de curieuse manière. Victor Hugo disait que « La forme, c’est  le fond qui remonte à la surface »: intuition fulgurante, car en  manipulant les signifiants, de nouveaux signifiés surgissent pour nous propulser ailleurs. En effet, Ricardou voyait l’histoire comme une conséquence émanant d’un dispositif choisi : le contraire donc d’avoir l’idée d’une histoire et de la disposer sur un support. À partir d’une équation mathématique, de contraintes sur la langue, des idées surviennent et s’enchaînent. Il suffit d’enclencher la mécanique textuelle pour fabriquer du texte. On a vu dans l’élaboration collective et interactive du  twitteroman sansE que c’était chose possible, surtout lorsque l’on bénéficie de l’apport  d’une collectivité twitterienne vigilante et allumée.

Pour une nouvelle textualité

Je désire tout d’abord rappeler, à la suite de Jacques  Derrida* dans  De la  grammatologie, cette science générale de l’écriture, que le mot écrire signifie gratter, écorcher, graver, griffer, inciser, tracer, faire des raies… Il provient du grec γράφειν [grapheion] qui a donné le mot latin  graphium, un instrument pour écrire, ce petit poinçon en ivoire ou métal, une sorte de stylet permettant jadis de graver des symboles sur des tablettes de cire. Ce mot a donné en français, en plus du mot graphie, le mot greffe ou greffon. Par ailleurs,  Julia Kristeva nous  rappelle** que l’étymologie du mot lire provient du latin « legere » qui signifie ramasser, cueillir, voler, piller, prendre, ravir… On constate ici la pertinence de la métaphore médicale où LIRE, c’est extraire ou prendre, et   ÉCRIRE, c’est greffer,  insérer des éléments. C’est tellement vrai que les guillemets peuvent être vus comme des points de suture, comme des marques de cicatrisation desdites greffes, puisqu’un collage d’éléments est introjecté dans un texte. Pensons aux citations intégrales ou d’idées. On a appris à reconnaître leur extraction d’un autre texte. Pensons quand même aux scrupules qu’éprouvent certaines personnes à  prélever ou à emprunter des mots un peu partout dans les dictionnaires, dans les conversations, dans les journaux, dans les romans d’autrui ou ailleurs dans de multiples textes qui leur tombent sous les yeux. Oui, l’écrivain ou le scripteur s’abreuve volontiers et sans remords dans ces eaux prolifiques ou encore circule bien  librement dans ces mines d’or qui hébergent la langue au plan lexical ou syntaxique.

Comme le dit si bien  Roland Barthes dans Le plaisir du texte, le mot texte provenant  du latin  « tessere »,  a donné en français le mot  TISSU ***. Un tissu  constitué de chaînes et de trames,  constitué de mots imbriqués fortement les uns dans les autres pour tisser un entrelacs de significations. L’amalgame résultant de l’opération écriture-lecture correspond à un véritable tissage de  mots (texture) et provoque des significations émergentes. Le tissu textuel ainsi constitué et  issu du lire-écrire  devient riche et dense de surcroît.

Un nouveau projet double afin d’expérimenter  le monovocalisme

Aujourd’hui, je vous propose en simultané deux nouveaux projets twitteriens  apparentés. Un texte en continu  émergera à partir de ces fragments épars issus du respect d’une contrainte encore plus difficile à respecter que celle du roman sans E. Il faudra certes les assembler ensuite  le mieux possible dans une continuité qui proviendra de nos efforts collectifs conjugués. Au lieu d’un roman lipogrammatique, c’est à une expérience littéraire ludique de monovocalisme que je vous convie cette  fois.

Que pourrait-on faire de tous ces E délaissés lors de l’expérience du roman sans E?

Pourquoi ne pas leur accorder dès maintenant  une place avantageuse et tenter de reproduire collectivement l’autre prouesse de Georges Perec avec Les Revenentes (oui, il a pris une légère liberté avec la langue pour attirer l’attention au lieu d’écrire Les Revenantes) avec comme voyelle possible #juste des E, accentués ou non. Une autre invitation pour une collaboration en ligne qui sera sans doute poétique ou sous forme de récit discontinu,  mais qui sait où cela pourrait nous mener? Collectionnons les mots ayant juste des E  puisque nous avons déjà eu recours à d’autres mots qui n’en comportaient pas :   Janus revisité. Les deux pôles ou visages d’une exigence accrue.

PROJET-A: Il s’agit de rédiger collectivement un texte sous forme de court récit fictionnel en formulant des énoncés sur Twitter où la seule voyelle acceptée sera le E. Alons-y une phrase à la fois! On pourra inscrire ses gazouillis  sous le croisillon ou mot-clic #justedesE. À titre d’exemple, voici la première phrase:

@Aurise C’est l’été et le bébé est né. Ève se sent légère et elle rêve: elle  se pense éternelle. #justedesE

PROJET-B: Vous préférez relever un défi encore plus difficile mais sans nécessaire continuité? Vous pouvez alors  choisir une autre voyelle. On sait d’ailleurs depuis Rimbaud que les voyelles ont leurs couleurs respectives. Pourquoi pas du monovocalisme en A ou en I comme l’ont fait deux twittérateurs à date? Pourquoi pas à d’autres moments en O ou en U ? On pourra déposer ses gazouillis sous le croisillon ou mot-clic #autrevoyelle. Même s’ils  s’inscrivent a priori dans un espace de discontinuité, nous verrons bien ce qu’il adviendra une fois le collage effectué et, si cela est possible, quelques liens monovocaliques imbriqués.

En voici deux exemples provenant d’un commentaire reçu pour mon billet concernant l’OuLiPo et l’autre comme  gazouillis reçu lors de la corédaction du  chapitre 6 du twitteroman sans E:

@richard291 Max planta sa navaja dans l’avant-bras d’Andras. Ça rata pas.- Ça va pas, fada! brama Andras, s’affalant à grand fracas. Max l’accabla.  #autrevoyelle

@machinaecrire « Bibi, simili fils?« , dit-il, « Cristi! » Il prit six kirs, dix mix gin-kiwi. Fin gris, il fit tilt! RIP. #autrevoyelle

Bien entendu, de tels jeux textuels axés sur un plaisir indéniable s’expérimentent en soi à l’heure de la Twittérature, mais s’intégreront inévitablement et progressivement à l’éventail stratégique du scripteur motivé. Vous avez  le goût d’essayer? Je vous invite fortement à participer. Vous aurez, par la suite, accès à nos trouvailles collectives que je colligerai amoureusement.

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* DERRIDA, Jacques (1967) De la Grammatologie, Éditions de Minuit, p. 180
** KRISTEVA, Julia (1969 ) Σημειωτική Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, p. 181
*** BARTHES, Roland (1973)  Le plaisir du texte, Paris, Seuil, p. 100
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