Coquilles en délire *

Durant les situations de clavardage qui s’apparentent à une sorte d’oral scripturé,  il arrive  fréquemment que des  coquilles se glissent à l’intérieur de ces dialogues interactifs en temps réel. Lorsqu’ils ont recours à cette forme de  conversation écrite, les jeunes sont plus rusés que moi. En effet, ils écrivent la plupart du temps en texto, en ayant recours à de nombreux raccourcis, ce que je fais en de rares occasions seulement. Puisque je ne connais pas la clavigraphie, je fixe habituellement mon clavier plutôt que l’écran et malgré mes efforts,  des erreurs se glissent, car  mes doigts s’enfargent souvent.

Lorsque la conversation se produit  en différé,  aucun problème. Il me suffit alors de relire mon texte et de rectifier les mots au besoin, d’ajouter un accord absent ou de supprimer les lettres en trop. La situation m’apparaît nettement différente lorsque la conversation se déroule en direct. L’autre personne attend ma réplique afin de pouvoir y répondre. Pour ne pas la faire attendre, la touche « entrée » expédie parfois trop vivement mes énoncés conversationnels. Bien sûr, je peux toujours montrer après coup que j’ai perçu l’erreur produite et inscrire ensuite le mot correctement écrit en le détachant en relief de l’énoncé précédent. Il m’est aussi possible de m’excuser à l’avance pour les  fautes passées, présentes et à venir, amen. Dans un contexte où il est nécessaire d’écrire vite, je ne prends pas toujours le temps de me relire immédiatement. Parfois je me demande si je suis en train de devenir dysorthographique, puisque je commets plein de coquilles lorsque je passe plusieurs  heures chaque jour sur mon clavier en accélérant constamment ma vitesse de croisière. Pour me donner bonne conscience, je me dis qu’il y a eu plein de trouvailles littéraires grâce à ces fameuses coquilles!

L’essentiel n’est-il pas que l’autre comprenne le message envoyé ? C’est du moins  ce que prétendent les jeunes. Est-ce si important cette  conformité au code orthographique lors de certaines pratiques d’écriture-lecture? Par exemple, sur Twitter, la spontanéité semble  servir implicitement d’excuse à des  messages acheminés à partir d’un cellulaire, d’un iPad ou d’un ordi. Je constate chez les personnes que je suis sur ce réseau que les participes passés ne sont pas toujours accordés correctement, que  les accords pluriels demeurent parfois absents et que certains mots sont effectivement élidés. Bien sûr que je m’y accoutume et force  m’est de constater que je  ne suis plus aussi outrée par ces écarts qui ne nuisent en rien à la compréhension du message même s’ils égratignent mon  regard.

Ces expérimentations m’amènent à vivre une certaine forme d’humilité dans l’imperfection inévitable. Je connais des personnes qui préfèrent  recourir uniquement au Skype visuel et auditif pour éviter d’avoir à écrire  et  ressentir une forme de vulnérabilité ou une peur du jugement d’autrui dans cette forme d’écrits dialogiques sur Skype en mode tchat. Je lis également des blogues passionnants même s’ils sont truffés d’erreurs grammaticales et je m’en formalise de moins en moins puisque les enjeux ne sont pas sur ce plan. Les microstructures de surface sont faciles à repérer et il est trop facile de s’y accrocher, en perpétuant des jugements expéditifs sur la qualité des écrits. Je trouve qu’il est autrement plus difficile et problématique de constater les erreurs de cohérence, les enchaînements malhabiles, les reprises boîteuses ou  les conclusions intempestives.

Avec des amis très proches, je ne m’en formalise même plus: le plaisir de l’échange conversationnel écrit prime sur tout le reste. Il nous permet de nous  contacter vraiment et de vivre autre chose que sur le mode du langage oral. Conséquemment, puisque l’on écrit vite et, en prévision des écarts lexicaux ou syntaxiques inévitables,  on s’envoie des sacs virtuels de « s », de « e » et d’accents au cas où. On ne corrige-rectifie  que  si le mot demeure  incompréhensible à la relecture, sans se préoccuper plus qu’il ne faut des lettres ou des accents qui manquent ou qui figurent en trop.  On sait, de toute façon,  que l’on sait bien orthographier et que l’autre n’est pas en train d’évaluer la conformité de notre écrit. Ça au moins, c’est rassurant.

La question me semble ailleurs. Ne surestime-t-on pas la place de l’orthographe dans notre société comme valeur marchande et discriminatoire? Je ne veux pas dire par là que l’orthographe n’est pas importante. Bien sûr qu’elle l’est et le demeurera, notamment pour faciliter la vie des lecteurs qui autrement seraient bien embêtés face à des mots méconnaissables ou obligés de tout sonoriser pour créer du sens. Il suffit de lire des textes calqués sur l’oral pour se convaincre des difficultés de reconnaissance visuelle qui seraient alors inhérentes.

L’autre jour, je  survolais des manuscrits d’écrivains célèbres. La somme importante d’erreurs orthographiques m’a frappée. Même si l’on sait parfaitement orthographier, peut-on se prétendre  un écrivain pour autant? On sait bien que non, que l’échafaudage d’œuvres de fiction requiert un certain niveau de sophistication et relève parfois de la haute voltige.   Heureusement, direz-vous, qu’il existe  une armada de réviseurs linguistiques  compétents qui libèrent l’humanité de cette tâche bien ingrate quand on évolue dans des univers parallèles qu’il s’agit de rendre plausibles.

Bien sûr que l’orthographe demeure importante, mais elle ne suffit pas. À certains moments je pense même qu’elle importe  beaucoup moins.  Certes, on peut affirmer qu’il vaut mieux  relire plusieurs fois  son  texte lorsqu’il est destiné à être largement diffusé ou publié, alors que c’est un maquillage sans doute moins utile lorsque l’échange écrit se vit dans l’intimité d’un courriel ou d’une séance de clavardage.   Notons que c’est plus ou moins vrai de nos jours lorsqu’il est question de messages instantanés, rédigés à la hâte afin de réagir à un événement, partager les idées d’une conférence en cours ou  annoncer une nouvelle en primeur.  Sur le parchemin virtuel qu’est Twitter,  les messages qui s’y déroulent démontrent bien la coexistence harmonieuse du spontané et  du longuement mûri, du message personnel et de la citation d’auteur, de la réflexion pointue et de l’humour polisson….au-delà des coquilles qui se dissimulent dans les interstices des micro billets.

Notre société serait-elle, à ce point, en déficit de sens pour se complaire ainsi dans le superficiel  et l’illusoire ?

* Merci à Janie Caza qui m’a gracieusement offert ce titre qui tient de la métaphore culinaire dans la cuisine *pédagogique.
Ce contenu a été publié dans Constats et envolées, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

3 réponses à Coquilles en délire *

  1. Les médias sociaux ont donné naissance à un nouveau type d’écriture, que j’appellerais la graphie conversationnelle, en attendant une appellation plus jolie. Cette forme d’expression se situe à la croisée de l’oral et de l’écrit et forge actuellement ses propres conventions, collectivement. Je trouve particulièrement intéressant que les codes de cette communication ont d’abord été forgés par les jeunes, tandis que les adultes tentaient encore d’y imposer des conventions d’écriture mal adaptées à une nouvelle forme d’expression, une erreur qui n’est pas sans rappeler les moyens par lesquels ils tentent d’utiliser les nouvelles technologies de la communication à l’école.

  2. Je suis tout à fait d’accord avec toi : nous sommes souvent prompts à condamner le message quand celui-ci ne correspond pas à la norme. Anecdote personnelle : je me souviens d’avoir une fois abrégé bon nombre de mots et utilisé ce code texto que tu mentionnes pour citer sur twitter une phrase d’un auteur que je ne voulais pas publier sur plusieurs tweets. J’ai reçu la réaction épidermique d’un puriste qui m’a reproché de publier un message incompréhensible! Pour ma part, les abréviations étaient d’usage commun et le tout se lisait bien. Je ne me sentais pas coupable d’un crime de lèse-orthographe pour avoir voulu partager à toute ma communauté la beauté du message en ayant tronqué «c’est» pour «c » ou «pourquoi» par «pkoi»!!! Même si je reconnais l’efficacité de ce code, je ne fais pas pour autant le panégyrique de la graphie conversationnelle dans le cadre de productions textuelles conventionnelles. Par contre, je trouverais pertinent, intéressant, authentique et très signifiant de discuter de ces codes dans la classe avec les élèves puisque ce serait une belle entrée pour parler de la langue et de son évolution 😉 Je conclus avec ce petit vidéo punché et joyeux de trois jeunes Français Be Wiz U et leur chanson Génération T.E.X.T.O http://www.universalmusic.fr/be-wiz-u/video-clip/be-wiz-u-generation-t-e-x-t-o-1/

  3. Lise Ouellet dit :

    Le contexte d’écriture décrit ne nous amènerait-il pas à imaginer des « variétés » linguistiques à l’écrit? Il faudrait faire un effort de créativité pour ne pas calquer sur le connu : le soutenu, le standard, le familier, le populaire. La dynamique présentée me semble d’un autre ordre. Le commentaire de Nathalie fait ressortir à quel point les échanges virtuels sont de réelles situations de communication dans lesquelles il faut vraiment tenir compte des interlocuteurs. Tout un potentiel pour une réflexion avec des élèves qui pourrait permettre d’approfondir la question du « tenir compte de son destinataire » souvent escamotée en situation d’écriture, car, à l’école, on écrit trop souvent « pour faire semblant ».

Les commentaires sont fermés.