La parole muselée

J’ai longuement repensé à ce que m’a dit @nathcouz, en novembre dernier, à propos de ces jeunes du secondaire qui n’osent s’exprimer en classe. Ils sont  plus d’une vingtaine dans une salle et on dirait qu’ils ne sont que cinq ou six, puisque ce sont toujours les mêmes qui osent  parler ouvertement ou participer activement. Ce phénomène semble apparent même dans les meilleures classes. Je  m’interroge au sujet  de ce retrait stratégique ou de ce mutisme délibéré : s’agit-il seulement de timidité apparente?

Bien sûr qu’il y a des jeunes qui monopolisent la parole et d’autres qu’il importe de solliciter, car leur silence devient sonore pour peu que l’on s’en aperçoive, et leur  non verbal est éloquent.  Quelques  raisons m’effleurent: ils s’ennuient peut-être, sans doute ont-ils d’autres préoccupations, mais  est-ce possible qu’ils aient peur? Peur du jugement d’autrui, peur d’avoir l’air fou, peur de faire rire d’eux, peur d’avoir l’air trop bons… Les hypothèses se multiplient à l’infini.

Je me souviens que Carl Rogers mentionnait dans « Le développement de la personne » les conditions externes et internes  propices à l’émergence et  au déploiement de la  créativité. Les conditions  externes s’appliquent, selon moi, à l’apprentissage vécu dans un contexte d’auto-socio-construction puisqu’il y relève la nécessité   d’établir en premier lieu un climat de liberté et de sécurité psychologiques :

1) un climat de liberté psychologique dans lequel la critique est suspendue, où l’évaluation extérieure est inexistante, où  il n’ y a pas de jugement constant, où l’entourage manifeste une réelle compréhension empathique, où la valeur de chaque personne est admise inconditionnellement ;

2) un climat de sécurité psychologique, c’est-à-dire un climat dans lequel on peut s’exprimer sans réserve et ressentir le droit de se sentir confus, d’avoir tort, d’avoir peur, où les tâtonnements sont encouragés, où l’erreur est acceptée, où l’expression de soi est suscitée, où l’on peut apprendre sans risques, explorer de nouvelles avenues et aller à la rencontre de soi et des autres sans avoir à se protéger constamment.

Pourtant, il y a des classes qui autorisent  tout cela et ça ne suffit pas. On peut se demander si la spécificité du groupe n’est pas alors déterminante et  si  sa constitution favorise l’expression de tous. La réponse  semble se calquer sur la vitalité même du groupe que les enseignants  perçoivent  intuitivement  lorsqu’ils font allusion à un groupe plus dynamique ou plus amorphe.

Bien qu’en psychosociologie, on analyse de tels phénomènes,  c’est surtout en  génagogie que l’on s’efforce de bien les comprendre.  À mon avis, il est intéressant de considérer un  groupe au-delà de la somme des individus qui le constituent, comme une entité vivante  autonome dotée d’un mode d’expression qui lui est propre. Voilà pourquoi j’aime tant  le modèle développé par Bouvard et Buisson que je trouve particulièrement éclairant  car il concerne n’importe quelle sorte de groupe, incluant les groupes-classes :

–       Au début de la constitution d’un groupe, tout le monde désire que cela fonctionne et y met du sien.

–       Puis, vient un moment où chacun désire affirmer sa différence et sa personnalité afin que tous puissent   constater  la richesse de leur apport et la nécessité de leur  présence.

–       Dès ce moment, des affinités émergent : les êtres se rapprochent ou s’éloignent.

–        Puis spontanément surviennent des sous-groupes plus ou moins  apparents qui  coexistent pacifiquement pour un  bon moment.

–        Cependant, à la longue surgit un phénomène  de prise de pouvoir symbolique qui note l’ascendant de certains sous-groupes ou même d’un seul. Les jeux d’influence sont alors manifestes.

–       C’est à ce moment critique et capital que doit intervenir un animateur de qualité faisant partie du groupe, idéalement l’enseignant. Et là, deux  choses peuvent survenir :

  • ou bien  la régulation réussit en terme d’intégration et le groupe se réunifie,
  • ou bien la régulation échoue et le sous-groupe le plus fort tente de coloniser les autres membres (les élèves en l’occurrence) et va même jusqu’à en expulser, à en rejeter, à en victimiser (symboliquement ou non).

Il me semble intéressant de considérer cette réalité groupale. Quelques questions surgissent : Y a-t-il des élèves qui assument un leadership évident (positif ou négatif)?  Quels sont ceux et celles qui  prennent  spontanément la parole et la monopolisent, qui ont toujours quelque-chose à dire ou qui terrorisent parfois leurs semblables en les confinant au silence?

Que se passe-t-il au juste quand on analyse le moindrement la configuration groupale? Souvent des relations se sont tissées au fil du temps puisque, dans certains milieux, les élèves demeurent ensemble année après année et pensent se connaître, se permettant des jugements intempestifs sur autrui et valorisant certains d’entre eux au détriment de d’autres.

Que faire alors? Je pense avec reconnaissance à Marshal Rosenberg, un disciple  de Carl Rogers, qui a développé un modèle de communication bienveillante (ou communication non violente CNV) et qui  a notamment écrit «Les mots sont des fenêtres (ou des murs)».

C’est en effet tout un défi que d’apprendre à échanger en prenant  soin des autres, en les invitant dans l’espace communicationnel qu’est la classe. Ce n’est pas évident d’accueillir chacun véritablement, d’interagir sans se sentir menacé, sans se sentir obligé d’ignorer ou d’écraser les autres pour s’affirmer. Heureusement, cela s’apprend et les stratégies socioaffectives permettent de soutenir avantageusement les apprentissages requérant des stratégies cognitives et métacognitives.

Si l’on souhaite contrer les jeux de pouvoir parfois subtils qui s’exercent en salle de classe et développer des relations saines exemptes de conflits en rompant avec des habitudes insatisfaisantes pour créer de nouvelles structures optimales, cela vaut sans doute la peine d’explorer de ce côté.

Peut-être pourra-t-on constater avec Philippe Perrenoud que même si la parole semble par moments muselée, par soi ou par autrui, il est possible de faire en sorte qu’elle  prenne son envol, pour peu que l’on devienne  conscient des enjeux et que l’on décide de s’engager dans cette voie qui n’a rien à voir avec la permissivité exacerbée, mais s’apparente davantage au respect des êtres humains  dans leur intégralité.

Si la communication véritable répond à  un besoin vital de se relier aux autres, pourquoi ne pas offrir une  écoute de qualité en guise de cadeau? Une écoute empathique qui suscite le dire de l’autre, en classe ou ailleurs, une écoute fortement interactive qui va de pair avec l’acceptation dans une communauté d’apprentissage. Pourquoi ne pas remplacer le plus possible  l’exposé oral monolithique et omniprésent dont l’appréhension inhibante a suscité bien des décrochages scolaires? Pourquoi ne pas multiplier également   les occasions d’échanges en duos ou en trios  pour instaurer davantage le plaisir de réfléchir et d’apprendre ensemble? En notre siècle où la communication semble aller de soi en raison de la multiplication des TIC, mais où l’on n’a jamais vécu en  Occident autant d’isolement selon Dominique Wolton, démocratiser la parole dans le cadre scolaire en la libérant  représente à mes yeux l’élimination d’une souffrance insidieuse dans une perspective salvatrice qui fait songer au cri de Munch.

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3 réponses à La parole muselée

  1. Félix GG dit :

    J’ai particulièrement aimé ce passage, au début :

    Bien sûr qu’il y a des jeunes qui monopolisent la parole et d’autres qu’il importe de solliciter, car leur silence devient sonore pour peu que l’on s’en aperçoive, et leur non verbal est éloquent. Quelques raisons m’effleurent: ils s’ennuient peut-être, sans doute ont-ils d’autres préoccupations, mais est-ce possible qu’ils aient peur? Peur du jugement d’autrui, peur d’avoir l’air fou, peur de faire rire d’eux, peur d’avoir l’air trop bons… Les hypothèses se multiplient à l’infini.

    En plein dans le mille! Je prends presque toujours la parole à laquelle j’ai droit, et je suis certainement l’étudiant le plus jugé de mon niveau : on m’attribue l’étiquette de fou fucké, on rie de moi, on me dit que je devrais faire comme tout le monde et fermer ma gueule… 🙂

  2. Bonjour!

    Merci pour ce très bon Article sur le Mutisme des élèves. j’ai pris beaucoup de plaisir à le lire et j’y ai appris des choses très intéressante. Mes propres reflèxions sur le sujet sont dans ce post http://perceptionlgd.blogspot.com/2011/01/le-silence-assourdissant-des-eleves.html

    Maintenant que je ne suis plus élève en classe mais professeur (de danse et de composition chorégraphique) et parent, ces questions deviennent importante pour moi, et se posent sous un autre angle !

    Bon courage a toi pour ce blog ^_- !!

  3. Michel Clément dit :

    Incroyable de ne réagir à de tels propos que des mois de gestation plus tard….. Heureusement que je sais que les mots sont comme source qui devient rivière, ils font leur chemin lentement et prennent de la force…..
    Merci Monique pour cette réflexion sur l’aspect « groupal » de la vie des humains…..
    Ils sont éloquents et pointent l’attention vers une réflexion polysémique…. Ils font encore leur chemin en moi…… Et je suis tenté de voir comment cette réflexion sur la prise de parole collective qui s’applique à merveille en classe, ne contiendrait pas une exploration des éléments constituants de la prise de parole « virtuelle »…..
    Quelles sont les règles qui régissent ces « groupes virtuels » qui trouvent vie dans les réseaux sociaux, les sessions de clavardage…..
    Quelle serait « l’enveloppe » qui me permettrait de m’y sentir respecté et quelle serait les règles de cette écoute empathique….. Hummmm! Autant de questions qui titillent mes neurones en ce matin de la naissance du printemps 2011…..
    Merci Monique, l’incontournable qu’il fait si bon ne pas contourner…..
    Michel

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